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Last Falls
19 octobre 2014

Chapitre 7: Analyse critique (2012)

Fiche technique. Auteur: Daniel Kahneman. Titre: "Système 1 / Système 2, les deux vitesses de la pensée". Titre original: "Thinking, fast and slow". Genre: traité de psychologie. Domaines: psychologie cognitive et économie comportementale. Traduction: traduit de l’anglais (États-Unis) par Raymond Clarinard. Année de l’édition originale: 2011. Année de l’édition française: 2012. Nombre de pages: 556. Éditeur: Flammarion. ISBN: 978-2-0812-1147-6. Présentation de l’éditeur (extrait): "Comment pensons-nous? Qu’est-ce qui guide nos préférences, nos jugements, nos décisions? Quand faut-il ou non faire confiance à notre intuition? Pourquoi agissons-nous souvent contre notre intérêt? Telles sont quelques unes des questions qui servent de fil rouge à cet ouvrage, dans lequel Daniel Kahneman nous emmène à la rencontre des deux "personnages" qui se partagent notre esprit".

 

Résumé du livre. Introduction. L’auteur explique comment il en est venu, à travers sa collaboration avec Amos Tversky, à mettre au point une méthode pour démontrer les limites de l’intuition humaine. Ainsi notre manière d’évaluer une situation serait parfois induite en erreur par nos préférences affectives, nos automatismes mémoriels et les ressemblances que nous voyons entre des expériences déjà vécues auparavant et celle que nous sommes en train de vivre. D’où une vie mentale menée par deux agents, le Système 1, pensée rapide, intuitive, immédiate, incontrôlée, et le Système 2, pensée lente, rationnelle, statistique, contrôlée.

Première partie: deux systèmes de pensée. Chapitre 1: les personnages de l’histoire. Le Système 1 et le Système 2 sont présentés, par commodité, comme les deux personnages principaux de l’histoire de notre esprit. Tous deux jouent un rôle nécessaire, interagissent, s’entraident et entrent parfois en conflit. La plupart du temps, le système automatique nous permet de vivre en nous fiant à nos désirs et à nos premières impressions. Mais quand il a du mal à interpréter certaines situations, inconnues ou trop complexes, le système de contrainte, celui de l’arithmétique de l’esprit, vient à son secours. Nous devons apprendre à identifier les situations problématiques.

Chapitre 2: l’attention et l’effort. Les expériences menées en psychologie ont permis d’établir le lien entre l’attention et l’effort mental d’une part, et d’autre part entre la dilatation des pupilles et l’augmentation du rythme cardiaque, en soumettant les sujets à des exercices de mémorisation de séries de chiffres sous la contrainte d’un métronome activé. Quand l’effort de concentration devient trop important, ils abandonnent, phénomène comparable à un disjoncteur électrique. De même, concentrer notre attention sur certains détails d’une scène peut nous empêcher de voir l’irruption d’un détail inhabituel. Enfin, on a pu constater la difficulté de passer d’une tâche complexe à une autre. L’esprit humain a tendance, par nature, à obéir à la paresse et à la loi du moindre effort.

Chapitre 3: le contrôleur paresseux. Une activité mentale contraignante semble liée au contrôle physique de soi. Cette disposition, qui n’est pas a priori source de plaisir, trouve une exception dans le fait de s’adonner, pendant de longues périodes continues, à des occupations nécessitant à la fois la concentration et le goût personnel, comme la peinture par exemple: c’est le flow, ou flux. Les tâches cognitives demandent des efforts et sont donc épuisantes. Les chercheurs se sont aperçu qu’elles étaient liées à la consommation de glucose, qui améliore les performances et aide à lutter contre les mauvaises tentations et les comportements incontrôlés aux effets néfastes.

D’autres conclusions sont plus alarmantes: des juges en Israël chargés d’examiner des dossiers de demande de liberté conditionnelle avaient tendance à en rejeter la majorité quand ils étaient impatients d’abandonner leur travail pour aller déjeuner ou dîner. Face à un auditoire brillant, on arrive à des résultats similaires en proposant des énigmes pièges, car la plupart des candidats interrogés optera pour la réponse fausse mais la plus intuitive, donc la plus paresseuse et la moins rationnelle. La mémoire représente une fonction du Système 1, mais la recherche active dans la mémoire dépend du Système 2. Bien que la critique de l’intuition et le contrôle de l’impatience soient intimement liés, Keith Stanovich a suggéré que le Système 2, ou processus mental de type 2, se divisait par ailleurs entre l’intelligence (tests de QI) et la rationalité (énigmes pièges).

 

Chapitre 4: la machine associative. L’association de deux mots suscite des enchaînements d’idées complexes ainsi que des réactions physiques: nous ne pensons pas uniquement avec notre cerveau mais aussi avec le reste de notre corps, ce qui contribue à expliquer la part inconsciente de l’activation associative. L’effet d’amorçage nous aide à reconnaître un mot associé à un contexte donné si nous nous trouvons nous-mêmes dans ce contexte. Lorsque les idées influencent inconsciemment notre comportement ou inversement, on parle de principe idéomoteur.

L’impact va plus loin et concerne également les symboles voire les métaphores freudiennes: la vue de l’argent nous rend plus individualistes, celle d’un dictateur moins spontanés, l’image de la mort plus disposés à trouver l’autorité rassurante, la culpabilité plus enclins à rechercher tout ce qui a trait à la propreté. La localisation d’un bureau de vote peut même influencer nos choix électoraux! Alors que le Système 2 nous persuade que nous sommes toujours maîtres de nos actions, le Système 1 prend les devants malgré nous, responsable de certaines erreurs intuitives, nous rendant, selon les termes de Timothy Wilson, étrangers à nous-mêmes.

Chapitre 5: l’aisance cognitive. Notre réceptivité à l’information et notre créativité intuitive dépendent de notre humeur et du cadre agréable dans lequel nous nous trouvons. À l’inverse, la tension entraîne une plus grande méfiance. L’illusion de la familiarité apparaît lorsqu’un mot déjà aperçu auparavant refait surface dans une liste ou si ce mot est plus lisible que les autres. L’illusion de vérité, elle, dépend de notre aptitude à vérifier la validité d’une proposition (Système 2), sinon notre aisance cognitive nous incite à la tenir pour vraie (Système 1). Mettre en valeur une idée juste par des procédés communs, qualité du support ou simplicité de l’expression, peut dans certains cas fonctionner aussi pour défendre des affirmations discutables, si par exemple nous sommes sollicités par une source connue, aimante, à laquelle nous avons tendance à accorder facilement notre confiance. C’est là qu’est le danger, avec le risque d’être induits en erreur.

En soumettant des sujets à des énigmes pièges, les chercheurs se sont aperçu que le pourcentage de réponses correctes était plus élevé quand le texte était difficile à lire car cette difficulté entraîne une plus grande vigilance de la part des candidats au test. L’effet d’exposition associe à l’émotion positive, de plaisir ou de sécurité, une image plus facile à identifier, un mot répété plus souvent ou un environnement donné, si les conséquences n’en sont pas néfastes (travaux de Robert Zajonc). Cette conclusion s’applique d’ailleurs aussi bien aux humains qu’aux autres animaux. Depuis les années 1960 et les recherches de Sarnoff Mednick sur la créativité, la psychologie a progressé en découvrant le lien qui existe entre la mémoire associative, son fonctionnement, la bonne humeur mais aussi la tendance à baisser sa garde quand tout va bien. Les tests sur les associations de mots ont en effet révélé une faculté à anticiper la réponse correcte, surtout quand les sujets avaient des pensées joyeuses ou heureuses.

Chapitre 6: normes, surprises et causes. Il faut distinguer attente active, liée à un événement programmé, et attente passive, liée à un événement inattendu dans un contexte donné mais pouvant générer une attente sans surprise s’il vient à se produire au moins une fois. Cette distinction s’applique aussi bien aux aspects factuels de la vie quotidienne qu’à des rencontres, des accidents routiers ou diverses manifestations du langage, comme par exemple l’"illusion de Moïse". Moïse étant associé à la Bible, il ne serait pas étonnant qu’il le soit aussi à l’arche plutôt que Noé. Notre besoin de cohérence nous incite à établir des relations de cause à effet entre des titres de l’actualité pourtant sans rapports avérés, comme la capture de Saddam Hussein et les fluctuations des marchés financiers. Analystes et journalistes se laissent aller, comme tout un chacun, à ce type d’interprétation.

Albert Michotte a révélé l’impression de causalité à travers la représentation animée d’un carré noir suivie de la mise en mouvement d’un carré blanc quand les deux figures se rejoignent: il n’y a pas vraiment de contact physique, pourtant nous voyons un enchaînement. De même, Fritz Heider et Mary-Ann Simmel ont montré que la mise en scène de figures géométriques, de par l’intention de causalité, suscitait parfois, émotionnellement, l’idée de conflit, et ce même auprès d’enfants en bas âge. D’où une tendance à dissocier le libre arbitre de la causalité physique expliquant, selon Paul Bloom, les croyances religieuses, le fait d’admettre un principe immatériel à l’origine de l’univers matériel. La pensée statistique a pour but de corriger les intuitions causales inappropriées.

Chapitre 7: la machine à tirer des conclusions hâtives. Le fait que nous reconnaissions un élément ambigu grâce à son contexte, comme par exemple un chiffre mal écrit ressemblant à une lettre dans une suite de chiffres, montre que le Système 1 ne laisse pas de place au doute ni à la comparaison méthodique d’éventualités contradictoires, lesquels demeurent du ressort du Système 2. Quand ce dernier se trouve occupé par une tâche précise, nous avons tendance à croire plus facilement les informations qui nous parviennent à un autre niveau. Physiquement et mentalement fatigués, nous accordons un plus grand crédit à des messages publicitaires pourtant vides de sens. C’est là que s’insinue le biais de confirmation: si l’on nous interroge sur la probabilité d’un tsunami en Californie, l’image même du tsunami, de par son impact visuel, nous incitera à répondre plutôt par l’affirmative.

Contrairement aux recommandations des philosophes de sciences enclins à réfuter une proposition pour en vérifier la validité, le Système 2 lui-même teste une hypothèse en s’efforçant de la confirmer, stratégie du test positif. L’effet de halo traduit une tendance psychologique à la corrélation, quand une personne qui nous paraît agréable nous amène à ne lui trouver que des qualités, ou quand une série de caractéristiques nous pousse à un jugement favorable si la première caractéristique énoncée se révèle être une qualité. Il faut donc confronter plusieurs jugements émis indépendamment les uns des autres afin qu’ils ne s’influencent pas mutuellement et d’éviter aussi la redondance, puis décorréler nos erreurs en isolant la première impression.

L’auteur nomme COVÉRA, ce qu’on voit et rien d’autre, le mécanisme, propre au Système 1 certes mais aussi appuyé par la paresse du Système 2, permettant de tirer des conclusions hâtives en se basant sur des informations connues et limitées, l’intuition ne pouvant procéder autrement, pour peu que l’histoire fournie soit cohérente. Il suffit d’un minimum d’informations pour établir la cohérence d’une histoire. Ainsi les personnes instruites des deux versions d’un litige seront moins promptes à juger les deux parties que celles ne connaissant qu’une seule des deux versions. D’où les biais de jugements, parmi lesquels la suffisance (schéma d’activation neutralisant le doute), les effets de cadrage (émotions liées à la manière de présenter une information), la négligence du taux de base (ce qui transparaît de la personnalité d’un sujet pour en déduire sa profession, dans l’ignorance ou dans l’oubli des statistiques professionnelles).

Chapitre 8: la mécanique des jugements. À travers ses évaluations primaires, le Système 1 remplace la difficulté d’une question et d’un jugement par la facilité. L’intuition évalue en permanence, à tort ou à raison, les données fournies par l’environnement. Elle les traduit également d’une dimension à l’autre, de l’intelligence à la grandeur physique par exemple. De plus la mise en œuvre du Système 2 entraîne aussitôt de nouvelles évaluations primaires par "décharge de chevrotine". Les travaux d’Alex Todorov ont montré que, dans la lignée des animaux en situation de survie au sein d’un territoire hostile, afin de mieux nous protéger même si ces associations s’avèrent imparfaites voire inexactes, nous attribuons à une caractéristique physique donnée un trait de caractère spécifique: menton carré / type dominant, sourire / attitude amicale.

À noter, toujours, que le Système 1 n’évalue pas toutes les informations possibles car c’est le travail du Système 2. En outre l’intuition détermine facilement la longueur moyenne dans une série de droites, mais échoue à préciser la longueur totale des droites, car elle ignore les variables de type somme, réagissant au prototype et non à la quantité. Les équivalences qu’elle fournit spontanément selon l’intensité, entre la gravité d’un crime et le volume sonore d’une pièce musicale, ou entre les exploits scolaires d’une enfant précoce et la taille d’un homme plus grand que la moyenne, satisfont jusqu’au Système 2 la plupart d’entre nous à l’exception des statisticiens, qui ne les jugeront pas pertinentes.

Quant à la chevrotine mentale, il convient de distinguer les évaluations de routine des évaluations occasionnelles sur notre bonheur ou sur la politique, nécessitant un recours intentionnel. Or nous ne contrôlons pas toujours cette intention, produisant plus de jugements qu’il ne le faudrait ou que nous ne le souhaiterions, ce qui a pour effet de gêner notre processus mental. Sur trois phrases littéralement fausses, si deux d’entre elles sont métaphoriquement vraies, nous éprouverons une réticence plus grande à les déclarer fausses. L’image de la chevrotine s’impose par l’incapacité de ce type d’arme à viser un point précis, car ses munitions partent dans tous les sens: "C’était un cas évident de chevrotine mentale. On lui avait demandé s’il pensait que cette société était solide financièrement, mais il n’a pas su mettre de côté qu’il appréciait beaucoup ses produits."

Chapitre 9: répondre à une question facile. Il existe deux heuristiques, soit deux procédures de substitution pour répondre facilement à une question difficile. La première procédure, dite de George Polya, obéit à une stratégie délibérée. La deuxième procédure remplace elle aussi la question cible par une autre question plus accessible, mais cette fois-ci en l’absence de contrôle, sous l’effet d’une décharge de chevrotine mentale. Face à la difficulté de faire des prévisions politiques, nous nous basons sur notre appréciation affective de la conjoncture sans même nous rendre compte que cette stratégie ne répond pas à la question posée. Visuellement, un dessin représentant trois silhouettes identiques dans une rue en perspective, avec insistance sur la profondeur de champ, nous donnera l’illusion que la silhouette la plus éloignée est aussi la plus grande, comme si nous répondions à la question: "Le personnage de droite est-il plus grand que celui de gauche?" par la réponse à une autre question: "L’homme le plus loin est-il plus grand que le plus proche"?

Si l’on interroge des étudiants sur leur bonheur puis sur le nombre de leurs sorties amoureuses ces derniers temps, il n’en ressortira aucune corrélation tandis que, si l’on pose les deux mêmes questions dans l’ordre inverse, la réponse sur le bonheur sera conditionnée par la réponse précédente sur le nombre de sorties, autre exemple de substitution heuristique. Notre évaluation des bénéfices d’une directive, d’une mesure sanitaire, d’un régime alimentaire, d’une activité professionnelle ou ludique, dépend de nos préférences affectives. Le Système 2 peut certes se livrer à un examen critique rationnel des réponses proposées par le Système 1, mais il sera plutôt enclin à abonder dans le même sens dès lors qu’il s’agit d’enjeux émotionnels. Donc acte: "La question est de savoir si cette candidate peut l’emporter. Or, nous sommes apparemment en train de répondre à la question de savoir si elle se tire bien des interviews. Ne substituons pas" et: "Il aime le projet, donc il pense que ses coûts sont faciles et que ses bénéfices sont importants. Un bel exemple d’heuristique de l’affect".

 

Deuxième partie: les grands biais cognitifs. Chapitre 10: la loi des petits nombres. Si, dans des comtés ruraux traditionnellement républicains et peu peuplés, nous observons des résultats extrêmes, faibles/élevés, à propos du nombre de cancers du rein, il ne nous vient pas spontanément à l’esprit que cette tendance résulte de la taille des échantillons, en l’occurrence de la population moins importante qu’ailleurs, et que de ce fait il n’y a rien à expliquer (loi des petits nombres). À l’inverse, plus les échantillons sont grands, plus la fréquence des extrêmes diminue (loi des grands nombres). L’intuition peine à nous en faire prendre conscience. Le fait que les spécialistes eux-mêmes négligent la taille des échantillons invalide l’optimisme quant à nos prédispositions à réagir en bons statisticiens. Dans ce domaine, mieux vaut s’en remettre aux calculs qu’aux impressions.

La tentation de tirer des conclusions hâtives nous pousse, autrement, à nous fier à la loi des petits nombres. Nous retenons les éléments clés d’une histoire et nous exagérons leur cohérence, au détriment des chiffres. S’ajouteront les paramètres aléatoires là où nous voulons toujours voir une cause. Si, sur deux escadrons aériens de quatre avions chacun, tous deux partis de la même base militaire, le premier se fait éliminer par l’ennemi, cela ne veut pas dire que les pilotes du deuxième, survivants, sont plus compétents que leurs collègues malchanceux. Un basketteur marquant quatre paniers d’affilée ne suffit pas à prouver, ce faisant, qu’il a plus de talent qu’un autre. Si l’on observe un plus grand pourcentage de réussites dans de petites écoles que dans de grandes, on peut y observer aussi un plus grand pourcentage d’échecs. D’une part nous attachons plus d’importance au contenu qu’à sa fiabilité, d’autre part nous établissons des liens de causalité erronée sur la base de ce que nous voyons.

Chapitre 11: les ancres. Nous sommes influencés par les informations que l'on nous présente, même si elles n'ont aucun rapport avec la question posée sur, par exemple, l'estimation du prix d'une maison. Ou alors, on peut nous proposer une estimation qui nous influencera également dans notre réponse. Par ailleurs, l'effet d'ancrage ainsi défini se manifeste de deux façons différentes: en tant qu'ajustement (Système 2) ou en tant qu'effet d'amorce (Système 1). Le premier consiste à recherche délibérément la valeur la plus proche de la bonne réponse, comme un automobiliste s'efforçant de réduire sa vitesse à la sortie d'une autoroute. Le deuxième nous fait percevoir ou ressentir un événement par sa simple évocation, tel l'hiver par l'indice d'une température basse, la cohérence associative créant le lien entre effet d'amorce et suggestion.

Les effets des ancres peuvent même se mesurer par un ratio entre deux estimations, d'une part celle d'un groupe proposant une valeur à la hausse sur la base d'un chiffre inférieur, d'autre part celle d'un groupe proposant une valeur à la baisse sur la base d'un chiffre supérieur. L'indice obtenu tourne généralement autour de 55%, à mi-chemin de l'ancre et de son rejet. Le biais de l'ancrage laisse le champ libre à toutes sortes d'abus, dans le marketing, les négociations ou les dédommagements par des entreprises en cas de blessures, le plafonnement des compensations profitant aux grandes sociétés au détriment des plus modestes. Même les messages aléatoires de notre environnement nous influencent, aussi avons-nous intérêt à réfléchir quand les enjeux chiffrés sont importants. "Les plans sont des scénarios optimistes. Évitons de nous ancrer sur des plans quand nous prévoyons les résultats réels. Un des moyens d'y parvenir est d'envisager comment le plan pourrait échouer" et "Faisons-leur comprendre que si c'est cela leur proposition, les négociations sont terminées. Ce n'est pas comme cela que nous voulons commencer".

Chapitre 12: la science de la disponibilité. L'heuristique de la disponibilité repose sur notre facilité à trouver des exemples pour évaluer l'importance d'une catégorie. Interrogés sur la répartition des devoirs ménagers au sein du couple, chacun aura tendance à surestimer sa part de contribution, car nous sommes plus sensibles aux exemples qui nous touchent personnellement et de ce fait nous les retenons en priorité, même avec un caractère altruiste. La fluidité oriente nos réponses: interrogés sur notre degré d'assurance à travers une liste de six exemples de situations qui nous mettent en valeur, nous avons l'impression d'être plus sûrs de nous qu'une fois interrogés sur une douzaine d'exemples, six venant plus vite à l'esprit que douze.

Même constat à propos de notre degré de docilité. En ajoutant la difficulté d'arborer une mine boudeuse pendant le questionnaire, nous répondons moins par l'affirmative qu'avec une expression faciale détendue favorisant la fluidité de notre pensée. Cette logique de comportement s'inverse dès lors que les expérimentateurs, dans la lignée de Shalom Schwartz, introduisent une explication factice sensée perturber l'heuristique, comme à propos d'une musique de fond prétendument gênante. Le Système 1 n'est pas surpris, le Système 2 ayant intégré ce nouveau paramètre. En revanche, impliqués dans le contenu d'un questionnaire sur les risques cardiaques, si des membres de notre famille y sont exposés, nous répondons avec vigilance et accordons alors plus d'importance au nombre d'exemples qu'à l'aisance d'établir une liste.

Chapitre 13: disponibilité, émotion et risque. Les personnes victimes d'un séisme et encore sous le choc des dégâts subis prennent davantage de mesures préventives dans la perspective d'une nouvelle catastrophe, comme l'a montré l'économiste Howard Kunreuther. Les individus comme les gouvernements sous-estiment l'ampleur de ce retour, se basant généralement sur ce qui se produit au lieu d'envisager des dommages plus graves encore. L'heuristique de l'affect, expliquée par Paul Slovic, incite le public à surestimer une cause de mortalité selon sa couverture médiatique, et ce même si les morts de maladies, par exemple, sont 18 fois plus probables que les morts accidentelles.

De la même façon, une technologie jugée avantageuse apparaîtra comme moins risquée, jusqu'à ce que des informations nouvelles sur ses inconvénients remettent en cause l'ensemble du jugement. En matière de risques comme en matière d'affects, notre vision du monde ressort toujours plus simple et plus cohérente que le monde lui-même. Si Slovic estime que les études des risques sont biaisées par des intérêts politiques et ne doivent pas rester du domaine des seuls spécialistes, Cass Sunstein, lui, accuse le grand public de produire des cascades de disponibilité, c'est à dire de donner, à travers la couverture médiatique des événements, une amplification démesurée à la peur irrationnelle. Daniel Kahneman pense que les deux points de vue doivent être pris en compte.

Chapitre 14: la spécialité de Tom W. Le personnage de Tom W., étudiant peu sociable, a été spécialement créé pour susciter l'image d'un stéréotype, celui du futur informaticien ou du futur ingénieur, "anti-taux de base" loin des nombreux littéraires ou sociologues en herbe. Même les étudiants et chercheurs en psychologie se laissent prendre au piège consistant à négliger le taux de base pour associer arbitrairement un trait de caractère à un domaine d'études, une profession. Les recruteurs sportifs, dans le même esprit, évaluent les chances de carrière d'un joueur de base-ball selon sa morphologie sans tenir compte des statistiques passées (voir "Money Ball" de Michael Lewis). La probabilité, impliquant raisonnements et calculs en logique et en statistique, n'est que vraisemblance une fois ramenée à l'intuition. N'importe qui préfèrera se fier à la représentativité plutôt qu'aux taux de base, soit par ignorance, soit par paresse, soit par insensibilité. Le remède tient aux principes énoncés par le révérend Thomas Bayes, à savoir: s'appuyer sur le taux de base afin de remettre en question un diagnostic.

Chapitre 15: Linda: moins, c'est plus. Le personnage de Linda souligne les erreurs de conjonction dues au conflit entre l'heuristique du jugement et la logique. Présentée comme une ancienne étudiante activiste, dans la plupart des tests effectués auprès de différents publics elle est apparue, entre autres catégories correspondant davantage à son stéréotype, comme une employée de banque féministe plutôt qu'en tant que simple employée de banque. Pourtant les employées de banque en général sont forcément plus nombreuses que les employées de banque féministes. La probabilité que Linda soit une simple employée de banque est donc plus importante. Et nous serions arrivés à cette conclusion si une histoire concurrente n'avait pas faussé notre réponse: le passé militant de Linda, lequel nous incite à penser que moins, c'est plus.

Voir aussi l'étude de Christopher Hsee sur la comparaison de prix entre deux ensembles de vaisselle dont l'un, plus important, comprend cependant des pièces endommagées. Dans ce cas il y a plus de chances que les participants arrivent à éliminer l'erreur dans une approche conjointe, car l'argent se dénombre plus facilement, au stade intuitif, que la probabilité. Le "moins, c'est plus" se vérifie dans d'autres domaines, tels que les pronostics sportifs ou les lancers de dés ou encore le taux d'infarctus d'une population donnée, la représentation de fréquence, ou le fait de connaître le nombre d'individus, favorisant une plus grande aisance dans l'estimation. Le biais de Linda démontre une fois encore la faible vigilance du Système 2. Plausible ne veut pas dire probable.

Chapitre 16: quand les causes écrasent les statistiques. L'intuition, on l'a vu, néglige le taux de base. La fiabilité du témoin d'un accident évaluée à 80%, nous lui donnons raison à 80%. Mais, s'il prétend avoir vu un taxi bleu et que la ville compte 85% de taxis verts contre 15% seulement de taxis bleus, la réponse correcte selon la règle de Bayes ramène cette fiabilité à 41%. Nous serons plus sensibles aux taux de base causaux, en admettant par exemple que 85% des taxis verts provoquent des accidents, qu'aux taux de base statistiques fournis précédemment. L'histoire causale génère aussi des stéréotypes: les taxis verts seraient dangereux. C'est en dénonçant ces stéréotypes appliqués à des domaines tels que le marché de l'emploi, lorsque celui-ci opère des discriminations catégorielles contre les individus, que nous évoluons vers une civilisation plus juste.

Le psychologue Icek Ajzen a inventé cette notion de taux de base causal, qui a prouvé l'importance que nous attachons aux causes à l'échelle d'un groupe pour évaluer chaque individu, même si le taux de réussite d'un groupe d'étudiants à un examen n'exerce aucune influence sur la réussite individuelle de chaque étudiant en particulier. L'expérience du bon Samaritain évoquée par Richard Nisbett et Eugene Borgida montre la difficulté que représente l'enseignement de la psychologie: plus nous sommes nombreux, plus notre responsabilité se dilue et moins nous portons assistance aux personnes en danger, toutefois nous refusons d'admettre une telle idée. En revanche, si l'on présente à des étudiants en psychologie un ou deux cas avérés de non assistance à personne en danger, ils acceptent, par généralisation, de réviser leur manière de percevoir la nature humaine. "La réticence des sujets à déduire le particulier du général n'avait d'égale que leur disposition à déduire le général du particulier".

Chapitre 17: régression vers la moyenne. Mieux vaut récompenser un résultat que punir une erreur, car les fluctuations des performances tendront vers une moyenne indépendamment de la récompense ou de la punition. Les instructeurs commettent l'erreur d'ignorer le facteur chance. Succès = talent + chance. Grand succès = un peu plus de talent + beaucoup de chance. En comparant les résultats sportifs d'un jour à l'autre, on part du constat que le niveau du golfeur, par exemple, explique autant que la chance son score excellent ou mauvais le premier jour. Pour le deuxième jour, on déduit que, à niveau égal, la chance imprévisible par définition redeviendra moyenne, soit ni bonne ni mauvaise. Voilà qui suffit à éclairer un score moins bon ou meilleur, puisqu'en principe la chance ou la malchance ne durent pas.

 

Soit une corrélation parfaite entre deux facteurs, notée 1. Plus la corrélation tend vers 0, plus l'on observe une régression vers la moyenne, perspective d'un concept élaboré par Sir Francis Galton à la fin du dix-neuvième siècle, confirmé par les statisticiens de son époque. Afin d'attester que l'évaluation d'un groupe extrême, des enfants dépressifs, repose sur un traitement spécifique et non sur une régression vers la moyenne, il faut un groupe de contrôle, sans traitement ou sous placebo.

Chapitre 18: apprivoiser les prédictions intuitives. Certaines prédictions, évaluations, font appel à l'analyse, d'autres à l'intuition, d'autres encore combinent les deux facteurs. Si l'on nous demande la moyenne des notes d'une étudiante de dernière année dont on sait par ailleurs qu'elle lisait déjà à l'âge de quatre ans, nous allons suivre un processus combinant recherche de lien causal, relation avec la norme appropriée, substitution et traduction, ce qui revient à imaginer sa moyenne scolaire pour en déduire son équivalente universitaire.

D'autres séries de questions, centrées autour des qualités psychologiques d'un étudiant, ont révélé que nous attribuons la même valeur à des performances supposées qu'à de futurs résultats. Que le trimestre soit déjà terminé ou à peine entamé, nous le notons de la même façon en ne disposant que d'un minimum d'informations à son sujet, comme le fait qu'il soit intelligent par exemple. L'auteur a pu opérer le même constat dans une école d'officiers. Pour corriger une prédiction intuitive, il convient de s'écarter de la moyenne équivalente selon le degré de corrélation que nous lui attribuons. Une corrélation de 0,3 entraîne un écart de 30%, d'où la prise en compte d'une régression vers la moyenne qui réduit la marge d'erreur. L'inconvénient de modérer ainsi les extrêmes tient dans l'incapacité à envisager un futur grand succès ou un futur grand échec, mais présente l'avantage de la rationalité, donc de la prudence. Le Système 1 fait preuve d'une trop grande assurance et le Système 2 peine à appréhender la régression vers la moyenne.

 

Troisième partie: l'excès de confiance en soi. Chapitre 19: l'illusion de compréhension. Par "erreur de narration", Nassim Taleb entend que nous nous focalisons sur les événements saillants pour donner du crédit à une histoire au détriment de toutes les informations que nous ignorons. Ainsi, face au formidable succès de Google, nous surestimons le talent des entrepreneurs et nous sous-estimons la chance. De même, nous ne savions pas vraiment qu'une crise financière éclaterait en 2008. Tout au plus en avions-nous envisagé la possibilité. [Faux: la crise des subprimes remonte à 2007, mauvais exemple Monsieur Kahneman.]

L'erreur de narration nous pousse également à employer un vocabulaire dont le poids excède la valeur de notre jugement. Le biais rétrospectif, quand l'issue d'une expérience modifie notre point de vue, a pour effet de nous faire oublier notre ancienne façon de penser. Nous nous comportons selon le plus récent changement opéré, en négligeant parfois le caractère inadapté de celui-ci aux nouvelles situations. Un pari à haut risque, si couronné de succès, nous aveugle au point de nous amener à saluer l'audace d'un dirigeant téméraire, d'un décideur irresponsable, là où l'échec de ce pari nous aurait davantage ouvert les yeux. Nous passons à côté de tout ce qui échappe au contrôle, pour ne considérer que le style d'un PDG et ses méthodes de management. Résultat: nous pensons à l'envers. Pour nous, une société bat de l'aile à cause de la rigidité de sa direction, là où c'est l'échec qui nous donne l'impression d'une rigidité. Jim Collins et Jerry L. Porras, les auteurs de "Bâtir pour durer", n'ont pas toujours tort dans leur analyse des clés du succès entrepreneurial, mais ils exagèrent l'importance du rôle joué par une bonne gestion. Cette dernière reste nécessaire mais ne suffit pas à expliquer le succès ou l'échec.

Chapitre 20: l'illusion de validité. Son expérience en tant que psychologue au sein de l'armée israélienne a enseigné à l'auteur ce qu'il appelle l'illusion de validité, soit une trop grande confiance en un jugement fondé sur une première impression ayant servi à élaborer une histoire cohérente, comme lorsqu'il s'agit d'évaluer les qualités de meneurs des membres d'une nouvelle équipe de soldats lors d'un test stressant. L'illusion de talent, elle, repose sur une série de bons résultats attribués à une expertise effectuée dans l'ignorance des faits statistiques. Sur un marché boursier efficace, une décision raisonnée a autant de valeur qu'un pari hasardeux. Plus les succès se maintiennent dans la durée, indépendamment des fluctuations, plus le talent se confirme. Autrement, ceux qui se prétendent talentueux refusent simplement d'admettre à quel point ils ont eu de la chance.

Les compétences et la culture professionnelle contribuent à entretenir ces illusions. Voir "Une marche au hasard à travers la Bourse" de Burton Malkiel. "Au bout du compte, les experts ne sont que des hommes. Fascinés par leur propre génie, ils détestent avoir tort" (page 266). À l'aune des éléments qui échappent à notre analyse, le monde ressort imprévisible. Selon l'essai d'Isaiah Berlin consacré à Tolstoï, on déduira qu'il vaut mieux être un renard qu'un hérisson.

Chapitre 21: les intuitions contre les formules. Dans son opuscule "Prédiction clinique et prédiction statistique: analyse théorique et étude des preuves", Paul Meehl avait démontré que, en matière de prévisions chiffrées, un algorithme a plus de poids que les appréciations subjectives des cliniciens. Seule une "jambe cassée" autorise à passer outre une formule simple, car en général la complexité limite la validité dans ces cas-là, l'inconstance humaine aidant. L'efficacité des combinaisons de quelques variables notées de 0 à 2 a sauvé des milliers de vies dans le domaine de la maternité: rythme cardiaque, respiration, réflexes, tonicité musculaire et couleur. Robyn Dawes a ainsi mis à jour une fiabilité supérieure à la régression multiple utilisée dans les sciences sociales.

L'hostilité aux algorithmes s'explique par la préférence généralement attribuée aux procédures naturelles plutôt qu'artificielles. Cependant, plus ils font leur preuve, plus la résistance à leur encontre s'atténue. Quelques traits de caractère suffiraient ainsi à évaluer l'aptitude d'un soldat, dont la responsabilité, la sociabilité, la fierté masculine. L'intuition de l'interrogateur s'affirmerait comme une valeur ajoutée. Ces conclusions s'appliqueraient dans d'autres domaines, tels que le recrutement commercial prenant en considération les compétences techniques du candidat, sa personnalité engageante ou encore sa fiabilité, sur une échelle de 1 à 5. Il y a plus d'incertitude à se fier à sa seule intuition.

Chapitre 22: Daniel Kahneman et son contradicteur Gary Klein, spécialiste de la Prise de Décision Naturaliste, ont travaillé ensemble pour examiner l'intuition dans les expertises, sa marge d'erreur et de réussite. Contrairement à eux, Malcolm Gladwell, auteur de "La force de l'intuition", conclut à l'impossibilité de déceler la cause d'une intuition fondée. Pour Klein, à la suite d'Herbert Simon, l'intuition puise dans la mémoire les expériences dont la reconnaissance motive la prise de décision. Dans l'action, un pompier n'a pas le temps d'envisager toutes les solutions. Donc il va mettre en pratique ce qu'il a déjà vécu lors d'une précédente intervention, ajuster la méthode et, si elle ne marche pas, en choisir une autre dans le catalogue de ses souvenirs. L'intuition, c'est de la reconnaissance.

Quand on manque d'expérience, les mots et la simulation remplacent la situation concrète. Au bout de milliers d'heures de pratique, un maître en jeu d'échecs arrive tout de suite à identifier une figure et sait comment riposter. Ce mécanisme présente des similitudes avec le fameux chien de Pavlov, à cette différence près que la peur stimule l'intuition plus que ne le ferait l'espoir d'une récompense. La validité probable d'un jugement intuitif repose, comme l'acquisition des compétences, sur deux données: la régularité ainsi que la durée, caractéristiques d'un environnement prévisible.

Les experts, selon leur expérience, développent des compétences à un certain niveau et restent novices à un autre niveau. Leur spécialité ne les forme pas à la prise de conscience des limites de leur jugement. L'intuition d'un anesthésiste est en général plus fiable que celle d'un radiologue en matière de prévision, car il bénéficie d'un temps de réponse plus court. Les psychothérapeutes ont du mal à prévoir l'évolution de leurs patients dans le long terme car trop de changements entrent en ligne de compte. Dans le domaine commercial, abstenons-nous de décrire l'avenir d'une entreprise à l'aune de l'énergie déployée par ses dirigeants, cela ne veut rien dire. Enfin, il y a experts et experts: pompiers et infirmières méritent moins de scepticisme que courtiers et analystes.

Chapitre 23: la vision externe. L'échec de la rédaction d'un manuel de lycée sur la prise de décision a appris trois notions à l'auteur: la différence entre vision interne d'un projet et vision externe dans la prédiction, l'excès d'optimisme et la persévérance irrationnelle, soit la préférence accordée à la poursuite d'un objectif coûte que coûte. Bien qu'en ayant effectué une estimation raisonnable quoi qu'informelle du pourcentage d'échec et du temps de réalisation, une équipe de rédacteurs aura tendance à passer outre ce taux de base, les performances comparées des autres équipes et les aléas de la vie définissant la vision externe, pour préférer à cette dernière la vision interne, obnubilée par la conviction que chaque cas est unique et qu'il est donc préférable de se concentrer sur ses propres performances.

Les erreurs sont courantes sur l'issue d'un projet. La construction d'un bâtiment, on l'a vu, peut coûter jusqu'à dix fois plus cher que prévu au départ. Afin de tomber juste, la prévision par catégorie de référence de Bent Flyvbjerg consiste à identifier une catégorie, à connaître ses statistiques et à les ajuster en fonction des particularités internes. L'excès d'optimisme représente un danger.

Chapitre 24: le moteur du capitalisme. À condition d'éviter les biais cognitifs, l'optimisme représente un atout car une source de motivation pour soi-même et pour les autres, et ce même si les optimistes ont plus de chance qu'ils ne le reconnaissent. L'expérience donne raison aux statistiques dans la plupart des cas, quand les chances de réussite d'une entreprise reçoivent une faible évaluation au départ. À l'inverse, la reconnaissance publique d'un dirigeant réputé talentueux le pousse à une confiance en soi excessive et peut l'amener à prendre des risques inconsidérés. En nous concentrant sur nos objectifs, sur nos capacités ainsi que sur nos connaissances au détriment de ce que nous ignorons, nous sous-estimons le fait que d'autres travaillent dans le même secteur que nous. "La négligence de la concurrence a pour conséquence une saturation du marché: on voit entrer sur le marché plus de concurrents qu'il ne peut en accueillir en restant profitable, aussi leurs revenus moyens constituent-ils une perte" (page 315).

Des études ont révélé que les directeurs financiers se font une trop haute idée de leur connaissance de l'économie à travers la corrélation nulle entre leurs prévisions et la vraie valeur d'un indice d'une année à l'autre. Invariablement, leur foi dans la bonne santé du marché les amène aussi à prendre des décisions personnelles hasardeuses. C'est pourtant ce que la société attend d'eux, car l'aveu plus raisonnable de sa propre ignorance passe pour une faiblesse. La méthode pre-mortem, réunissant un groupe d'individus chargés d'imaginer les causes d'une catastrophe consécutive à l'exécution d'un plan, a pour avantage de légitimer le doute et ainsi de limiter la casse.

 

Quatrième partie: faire le bon choix. Chapitre 25: les erreurs de Bernoulli. L'économiste Bruno Frey, dans la lignée du mathématicien John von Neumann et de l'économiste Oskar Morgenstern, définit l'agent économique comme rationnel, égoïste et constant dans ses goûts, là où les psychologues décèlent des failles dans la rationalité, de la générosité et de l'inconstance chez l'Humain, à distinguer donc de l'Écon de Richard Thaler. Pour étudier la prise de décision, les économistes s'appuient ainsi sur des paris simples ("40% de chances de gagner 300 euros"). C'est la théorie de l'utilité espérée, que l'on retrouve aussi dans les sciences sociales et qui s'applique à une logique de choix.

Les psychologues, eux, ont voulu saisir les motivations des choix risqués, comme par exemple entre gagner 100 euros à pile ou face, ou recevoir à coup sûr 46 euros. Ce faisant, ils ont calqué leur approche sur la psychophysique de Gustav Fechner, suggérant une fonction logarithmique entre le stimulus physique et l'intensité psychologique, laquelle augmenterait alors toujours de la même façon. "Si, en augmentant l'énergie du son de 10 à 100 unités d'énergie physique, on augmente l'intensité psychologique de 4 unités, alors une nouvelle augmentation d'intensité du stimulus de 100 à 1000 accroîtra également l'intensité psychologique de 4 unités" (page 327).

Avant Fechner, Bernoulli avait cherché une fonction entre physique et psychologie, en s'intéressant à l'utilité de la richesse. Ses prédécesseurs pensaient que les parieurs préféraient la valeur espérée à la certitude du gain. "Par exemple, la valeur espérée de 80% de chances de gagner 100 euros et 20% de chances de gagner 10 euros est: 82 euros (0,8 x 100 + 0,2 x 10)" (page 328). Bernoulli a souligné que nous détestons prendre des risques. Ainsi nous préférons toujours la certitude d'un don de 80 euros, au lieu de l'éventualité incertaine de gagner 2 euros de plus. Nous payons une assurance. Il explique cette aversion au risque par ce que nous appellerions aujourd'hui la valeur marginale en baisse de la richesse. On obtient plus de points d'utilité en passant de 1 million à 2 millions qu'en passant de 9 millions à 10 millions. Il en découle que nous écartons les chances égales de gagner 1 ou 7 millions, pour toucher à la place 4 millions avec certitude. "L'homme moins riche paiera volontiers une prime pour transférer le risque vers le plus riche, et c'est l'essence même du métier d'assureur".

Cependant, la théorie ne prend pas en compte l'historique, ignore les situations où une personne risque de perdre ce qu'elle a tout en se retrouvant confrontée au même type de choix. Si Jack et Jill ont chacun 5 millions mais que l'un avait 1 million et l'autre 9 millions, leur bonheur n'est pas le même.

Chapitre 26: la théorie des perspectives. Partant d'un désaccord avec le modèle de Bernoulli, la théorie des perspectives pose que, si nous préférons l'assurance du gain au pari, quand les choix se présentent tous sous un mauvais jour nous surmontons notre peur de perdre. Notre regard sur le risque évoluerait donc, selon notre certitude soit de gagner 900 euros, soit de les perdre. Trois principes résument ce retournement de situation: le point de référence neutre, soit le bol d'eau tiède entre le bol d'eau chaude et le bol d'eau froide; la baisse de sensibilité, soit une moindre différence entre 900 et 1000 euros qu'entre 100 et 200 euros; l'aversion à la perte, soit l'identification de l'urgence de la menace.

En psychologie, le plaisir de gagner ainsi que le sentiment contraire auraient plus d'importance que l'argent lui-même. Matthew Rabin va plus loin en montrant l'absurdité qui consisterait à refuser un pari à 50% de chances de perdre 200 euros contre 50% de chances de gagner 20000 euros. La déception et le regret contrebalanceraient la théorie des perspectives, néanmoins jugée favorablement pour son efficacité.

Chapitre 27: l'effet de dotation. Les courbes d'indifférence en économie classique établissent que, entre deux produits jugés aussi avantageux l'un que l'autre au départ, le choix en faveur de l'un ou de l'autre demeure réversible à n'importe quel moment. La théorie des perspectives révèle au contraire que le passage éventuel d'un choix à l'autre dépend de l'historique. Le statu quo présente l'avantage psychologique de n'occasionner ni gains ni pertes. Ainsi nous préférons garder notre salaire plutôt que de l'échanger contre son équivalent en jours de congé. En négoce classique, on échange facilement une marchandise prévue à cet effet, alors qu'un objet destiné à être utilisé aura tendance à être surestimé par son propriétaire, qui a cherché à se le procurer au plus bas prix.

L'économie comportementale a montré que les vendeurs les plus expérimentés résistaient davantage que les autres à cet effet de dotation. Ils lâchent prise plus facilement car, à l'instar des traders, ils se demandent à quel point ils veulent obtenir l'avantage qui se profile à l'issue de la négociation. Les pauvres suivent une logique similaire, mais sous la contrainte de leurs faibles revenus. Il existe également des différences culturelles qui entrent en ligne de compte. L'effet de dotation ne se manifeste pas de la même façon dans tous les pays, ni avec la même intensité.

Chapitre 28: événements négatifs. "Le concept de l'aversion à la perte est sans doute la contribution la plus significative de la psychologie à l'économie comportementale" (page 360). Nous nous montrons plus réceptifs à l'hostilité, à la menace ou au dégoût qu'à la satisfaction pour porter un jugement global, même si le point de référence entre ce qui nous paraît bon ou mauvais fluctue selon les circonstances. La théorie de la perspective a mis en lumière les plus grands efforts fournis par les professionnels quand ils risquent une perte: un chauffeur de taxi un jour de beau temps ou un golfeur qui vise le par. Nos avantages remis en cause, nous nous trouvons plus affectés par nos concessions que renforcés par nos victoires, et nous déployons plus d'efforts à nous défendre qu'à attaquer. C'est ce que font salariés et syndicats face aux plans de licenciements. Ce conservatisme nous protège.

Le public considère salaires et prix comme des points de référence pour déterminer si une entreprise se conduit avec équité, en distinguant ce qu'elle peut faire de ce qu'elle doit faire. Un employé exigera de garder la même paie si le marché se porte moins bien, en revanche son remplaçant n'a aucun droit sur cette revendication. Si les profits du magasin déclinent, une baisse généralisée des rémunérations ne changera pas davantage l'opinion. De plus gros bénéfices n'entraînent pas automatiquement des salaires plus élevés. Là aussi la plupart des sondés acquiescent, tout en préférant bien sûr les patrons les plus généreux. Ces études ont remis en cause l'égoïsme identifié par les économistes.

Chapitre 29: le "Fourfold Pattern". L'effet de possibilité, soit le passage de 0% de chances à 5%, nous pousse à jouer à la loterie. L'effet de certitude, soit le passage de 95% à 100%, nous fait craindre plus que de raison l'impact des 5% d'échec le cas échéant. Reste que, en sciences économiques et sociales, la définition de l'agent rationnel se borne à un jugement strictement fondé sur l'étude des probabilités. Le paradoxe d'Allais établit conjointement une préférence pour le plus gros gain quand les probabilités sont voisines et une préférence pour un gain plus petit quand la certitude est totale. Hormis 0% et 100%, on observe un écart important entre probabilité et poids décisionnel. La peur d'échouer crée une asymétrie qui remet en cause la rationalité, un tel sentiment n'étant pas proportionnel à la probabilité.

D'où un schéma à quatre entrées ("Fourfold Pattern"): en haut à gauche, refus d'un pari à 95% de gagner, par peur de la déception; en haut à droite, acceptation d'un pari à 95% de chances de perdre, par réduction de la sensibilité ainsi que du poids décisionnel, de l'énergie; en bas à gauche, acceptation d'un pari à 5% de chances de gagner, par effet de possibilité; en bas à droite, refus d'un pari à 5% de chances de perdre, par sécurité. Le juriste Chris Guthrie a pu vérifier que ce schéma s'appliquait aussi aux tribunaux. Plus on prend d'assurances, plus le coût s'élève. Moins on prend de risques, moins on gagne.

Chapitre 30: les événements rares. L'émotion amplifie notre image d'un événement. Même dans l'improbabilité, nous le redoutons s'il s'agit d'un tsunami ou d'un attentat terroriste. La loterie fonctionne de la même façon, mais sur un mode gratifiant. Nous surestimons les chances, soit en nous focalisant sur l'échec en cas de peur, soit en nous laissant aveugler par la réussite en cas d'enthousiasme, ce qui nous amène à augmenter nos mises dans les paris. Quand on surestime, on surévalue. Contrairement à la théorie de l'utilité, en théorie de la perspective nos décisions sont moins affectées quand les probabilités varient. Mais, à égalité, les deux théories passent outre la nature de l'événement. Le jugement se calque moins sur les probabilités dans les histoires de cœur que dans les affaires d'argent, car dans le deuxième cas il suffit de suivre les chiffres. De plus, si deux émotions d'intensité différente s'accompagnent du même poids décisionnel, au bout du compte il faut chercher à la décision une autre cause que l'émotion.

Qu'il soit question d'argent ou de sentiments, un élément saillant, comme l'image d'une grande enveloppe bleue ou d'un vase en verre, diminuerait notre attention aux probabilités. Notre part émotionnelle a certes tendance à grossir le trait, toutefois ce qui la motive, au fond, tiendrait à la représentation nette d'un objet. Même ému, on se décide moins face au flou et à l'abstraction. Quand nous choisissons une urne à 8 boules gagnantes sur 100 contre une urne à 1 boule gagnante sur 10, nous négligeons le dénominateur pour ne voir que le nombre de boules gagnantes. Cette même négligence nous incline à préférer les fréquences, de type "1 individu sur 1000", aux pourcentages, de type "0,1%". Les professionnels de la communication en ont bien conscience lorsqu'il s'agit de solliciter un budget ou de plaider une cause.

La théorie des perspectives va de paire avec les choix issus de la description: "5% de chances de gagner 12%". Sous l'effet de possibilité, nous surestimons nos chances de gagner. Les choix issus de l'expérience requièrent un autre regard. Si un Californien décide de ne prendre aucune mesure préventive chez lui contre un tremblement de terre, c'est parce qu'il n'a jamais lui-même vécu de séisme. Donc soit on surévalue par crainte, par image nette, par représentation concrète ou par rappels explicites interposés, soit on ignore par manque d'expérience. Dans tous les cas il y a lieu de s'inquiéter, pour nous-mêmes et pour la planète.

Chapitre 31: quelle politique en matière de risque? Face à deux décisions impliquant chances de gain et risques de perte, l'Humain aura tendance à cadrer en gros plan, envisageant deux choix séparés à la suite, là où l'Écon optera pour un cadrage en grand angle, soit une décision globale à quatre options dont une dominante. Cette stratégie se révèle payante, notamment dans le trading, qu'illustre encore le problème de Paul Samuelson, soit un ami refusant de gagner 100 dollars à pile ou face s'il doit risquer d'en perdre 200, à moins de pouvoir compter sur la promesse de réitérer 100 fois le même pari, avec par conséquent une espérance mathématique de 5000 dollars et 1 chance sur 2300 de perdre de l'argent. En combinant vision externe et politique en matière de risque, donc en intégrant un choix risqué dans un projet plus global, les décideurs surmontent leurs excès d'optimisme et de pessimisme.

Chapitre 32: à l'heure des comptes. L'auteur pense que, à l'exception des pauvres, le gain d'argent trouve sa principale motivation dans l'estime de soi. Les comptes mentaux incitent les Humains, et non les Écons, à revendre des titres gagnants plutôt que de liquider leurs affaires déficitaires. L'effet de disposition entraîne le sophisme des coûts irrécupérables, identifié dans les sociétés sous le nom de "problème principal-agent". La peur de l'échec explique pourquoi les managers s'obstinent dans leurs mauvaises décisions, d'où l'intervention des conseils d'administration pour envisager leur remplacement. Le même phénomène se rencontre dans les mariages qui perdurent malgré la mésentente, ou encore dans les recherches scientifiques qui ne mènent nulle part.

Il convient de distinguer les regrets liés à un mauvais choix inhabituel, des reproches, provoqués par l'habitude des mauvais choix quand ils débouchent sur un événement malheureux. Regrets et reproches se superposent lors d'une prise de décision dans un contexte exceptionnel, comme celui d'un médecin prescrivant un traitement expérimental au péril de ses patients. Voilà pourquoi nous préférons généralement les choix par défaut. Nos sentiments nous font identifier la norme de référence. Le chapitre se termine par un argumentaire en faveur de la négociation du risque, en nous alertant sur les coûts du principe de précaution communément admis en Europe.

Chapitre 33: les renversements de préférence. En vision inter-sujet, externe, nous considérons que le lieu d'un crime n'a aucun impact sur le montant de l'indemnisation des victimes. En vision intra-sujet, interne, c'est le contraire, exemple typique d'un renversement de préférence. Entre un pari sûr et un pari comportant plus de risques, nous choisissons le pari sûr; mais si nous devons revendre l'un des deux paris, nous optons pour celui qui, même risqué, rapporte le plus d'argent. Les expériences menées en ce sens se sont heurtées aux convictions des économistes mais ont contribué à ouvrir le dialogue entre leur discipline et la psychologie.

Les différences de catégorie augmentent l'instabilité. En évaluation simple, nous donnerons peut-être plus pour la cause des dauphins que pour celle des agriculteurs, tandis qu'en évaluation conjointe la cause humaine, la deuxième donc, prendra le dessus. Selon l'hypothèse d'évaluabilité de Hsee, un nombre a besoin d'une comparaison pour donner lieu à une évaluation. La charge émotionnelle impliquée dans l'évaluation simple peut conduire à des injustices flagrantes dans la comparaison entre deux affaires.

Chapitre 34: les cadres et la réalité. La réalité se définit par l'équivalence entre un gain et la formulation de ce gain en termes de perte. Dans un match France/Italie, la défaite de la France correspond à la victoire de l'Italie. Une majoration sur paiement à crédit, en cas de paiement différencié, donne lieu à une remise sur paiement comptant. Garder une certaine somme d'argent dans un pari revient à perdre la différence. Le pourcentage de chances de survie à une opération chirurgicale implique un pourcentage de risques de décès.

Mais la charge émotionnelle diffère d'une perception à l'autre, à cause du goût pour la réussite et de l'aversion pour l'échec, constituant un cadre de la réalité, que l'on arrive ou non à déceler ce cadre selon les conditions d'une expérience de psychologie ou en situation directe. Soit les participants se conforment au cadre, activation du complexe amygdalien en neurologie et en neuro-économie; soit ils résistent et entrent en conflit avec lui, activation du cortex cingulaire antérieur; soit, pour les plus rationnels et les moins nombreux, ils associent l'émotion et le raisonnement, activation d'une zone frontale du cerveau.

L'économiste Thomas Schelling a montré que la préférence morale systématique en faveur des pauvres menait parfois à des positions contradictoires, par exemple au sujet des réductions d'impôts et des majorations par enfant à charge. Certains cadres apparaissent meilleurs que d'autres, comme ceux incitant les sujets à intégrer la notion de coût irrécupérable. D'autres induisent en erreur, comme les milles par gallon pour la consommation de carburant, auxquels ont préfèrera les gallons par mille ou les litres aux 100 kilomètres. Cocher une case en faveur ou non du don d'organes sur son permis de conduire bouleverse en outre les statistiques liées aux dons d'organes d'un pays à l'autre. S'il faut cocher une case pour s'opposer à ce don, le nombre de donneurs l'emportera dans les pays validant cette procédure. "Ils vous demandent de cocher une case pour vous désabonner de leur liste de diffusion. Cette liste serait bien plus courte s'ils vous demandaient de cocher une case pour s'abonner" (page 450)!

 

Cinquième partie: les deux facettes du moi. Chapitre 35: les deux facettes du moi. Jeremy Bentham a défini l'utilité par l'hédonisme. Cette acception coïncide avec l'utilité espérée si les objectifs de l'agent économique ont un rapport direct avec nos goûts personnels. L'utilité de décision se base sur un ratio pour accorder une plus grande valeur à un nombre, tandis que l'utilité expérimentée, présentée comme plus cohérente, se tient à une addition ou à une différence. On devrait toujours payer la même somme pour le même gain d'utilité expérimentée.

Les expériences inspirées de l'hédonimètre, instrument imaginé par Francis Edgeworth au dix-neuvième siècle, amènent à se demander s'il vaut mieux diminuer l'intensité de la douleur, quitte à prolonger une intervention médicale, ou au contraire abréger, quitte à laisser au patient un souvenir plus terrible. Le moi expérimentant, quant à lui, s'effacerait au profit du moi mémoriel. La règle "pic-fin" et la négligence de la durée tendent vers la préférence pour une douleur longue mais qui se termine bien, au détriment d'un désagrément plus bref et plus intense. D'où une incohérence de l'esprit humain.

Chapitre 36: la vie est une histoire. Nous aimons les histoires qui se terminent bien, avec une amélioration progressive et un dénouement parfait. Nous aimons moins les histoires heureuses qui durent plus longtemps et qui déclinent, même si la fin n'est pas malheureuse. Cette préférence illustre l'importance que nous attachons à la règle du pic-fin, moyenne entre l'intensité de la sensation au point culminant et l'intensité de la sensation à la fin, dans la négligence de la durée. Pour les mêmes raisons, le moi mémoriel préside à nos vacances. Les souvenirs conditionnent la décision de retourner ou non sur un site touristique. La perspective de l'amnésie nous pousse à rejeter l'expérience par anticipation, rendant notre moi expérimentant étranger à nous-mêmes.

Chapitre 37: le bien-être expérimenté. Une méthode d'évaluation du bien-être attachée à l'expérience vécue chercherait, du moins dans un premier temps, à écarter le point de vue du moi mémoriel. C'est là qu'intervient le flow ou flux, concept de Mihaly Csikszentmihalyi désignant l'implication totale dans une activité bien connue des artistes. L'échantillonnage aléatoire des expériences invite les participants à noter l'intensité de leurs sentiments à différents moments de la journée. La méthode de reconstruction de la journée (DRM), plus pratique, combine récit, sélection d'activités, liste des personnes présentes puis intensité des sentiments avec leur durée.

"Nous avons découvert que les Américaines passaient 19% du temps dans un état déplaisant, soit un peu plus que les françaises (16%) ou les Danoises (14%)" (p. 473). C'est l'indice U, pour Unpleasant. "La plus grosse surprise était l'expérience émotionnelle du temps passé avec des enfants qui, pour les Américaines, était un peu moins agréable que le ménage. Nous avons trouvé là un des rares contrastes entre les Françaises et les Américaines: les Françaises passent moins de temps avec leurs enfants mais l'apprécient plus, peut-être parce qu'elles ont un meilleur accès à des garderies et passent moins de temps l'après-midi à conduire les enfants d'une activité à l'autre" (page 474).

L'humeur du moment fluctue selon les situations. Améliorer les moyens de transport et favoriser les loisirs actifs contribueront à réduire l'insatisfaction éprouvée. Les instituts de sondages ont appris à intégrer ces données, confirmant l'évidence selon laquelle les revenus influencent le bien-être expérimenté. Par contre, l'auteur fut surpris de découvrir que, au-delà de 75000 dollars, les revenus augmentent la satisfaction mais pas l'expérience du bien-être. Notre capacité à aimer les petits plaisirs de la vie s'affaiblirait à cause de notre habitude du luxe.

Chapitre 38: penser à la vie. Le déclin du mariage au fil des ans s'explique par une baisse d'attention. L'effet cumulé du bonheur et de la nouveauté s'estompe avec les années. Sur la question complexe du bonheur en général, nous répondons à une autre question plus simple. Le mariage n'en fait pas partie, car les avantages et inconvénients respectifs de la vie de célibataire et de la vie conjugale s'équilibrent dans l'opinion des sondés, y compris les femmes. Pas de corrélation statistique entre situation et satisfaction, à cause d'une trop grande disparité dans le rapport d'un individu à l'autre avec les paramètres multiples de l'existence. L'argent a toujours un impact sur la satisfaction, surtout en tant qu'objectif à long terme. Les objectifs jouent toujours un rôle déterminant.

Il faut donc adopter une approche hybride de la vie: vivre sa vie et penser à ce que l'on veut vivre, pour un bien-être à deux facettes. Quand nous pensons à la satisfaction que nous apportent un lieu ou un objet que nous aimons, nous pouvons exagérer cette satisfaction, expliquant ainsi malgré nous notre réticence à vouloir en changer, d'où une illusion de concentration, source de miswanting ou de mauvais choix par erreur de prévision affective. À l'exception des situations extrêmes, on s'habituerait à tout, et on se lasserait moins des activités dont les interactions nous rappelleraient en permanence le bien-être que nous éprouvons.

Conclusion. Le Système 2 a construit le moi mémoriel à l'aide du Système 1, d'où une négligence des aspects temporels au profit des événements saillants. En pondérant l'histoire par la durée, le souvenir s'offre la chance de se réconcilier avec l'expérience et s'ouvre sur un projet collectif plus ambitieux, celui de la prise en compte d'un indice de la souffrance dans les décisions politiques. Si Milton Friedman et l'École de Chicago postulent [dans une confusion fallacieuse entre personne physique et personne morale, particuliers et entreprises privées] que l'individu doit rester libre tant que ses actes ne nuisent pas à autrui, la remise en cause de la rationalité par les auteurs de "Nudge", Richard Thaler et Shlomo Bernatzi, adeptes du paternalisme libertarien, va plus loin en se proposant d'aider les humains d'une manière non intrusive, et d'obliger gouvernements et entreprises à fournir au public l'information la plus claire et la plus simple possible. Les intuitions du Système 1 ne deviennent sources d'erreurs et de biais cognitifs que dans la mesure où les raisonnements du Système 2 abondent toujours dans son sens. Quand une situation pose des problèmes d'interprétation, la solution consiste à ralentir.

 

Critique du livre. Une remarquable somme psychologique malgré quelques écueils dangereux, qui ont toutefois le mérite de valoriser le lecteur en l’impliquant activement dans l’exercice critique. Avec rigueur scientifique, chaque chapitre montre les limites de l’intelligence émotionnelle et intuitive, sans pour autant nier ses qualités par ailleurs ni son sens pratique au quotidien. Certaines failles de la démarche statistique doivent cependant nous alerter et nous inciter à relativiser le parti pris en sa faveur. Commençons par un exemple concret: quelqu’un qui optera pour 3400 euros tout de suite est-il forcément plus impatient qu’un autre préférant attendre un mois pour toucher 3800 euros? Des événements sans rapport direct avec la psychologie peuvent interférer, comme un besoin urgent d’argent pouvant affecter les personnes les plus posées. Ne pas oublier que certains sujets réfléchissent plus que d'autres, et que l'influence de notre lieu de vote sur nos choix électoraux implique un degré d'inconscience plus élevé que les associations de mots d'un même contexte.

Plus avant, la science psychologique n’a pas entièrement élucidé le mystère de la créativité humaine mais nous aide à mieux entrevoir les facteurs qui entrent en ligne de compte. L’aisance cognitive et la bonne santé de notre mémoire associative certes stimulent l’élan créatif mais ce dernier, paradoxalement, se nourrit de logique, de méfiance et de tristesse: l’art n’est pas que spontanéité, ouverture, allégresse, il est aussi construction rigoureuse, misanthropie, douleur existentielle. Le chapitre 5 consacré à l’aisance cognitive aborde la créativité psychologique au quotidien en occultant la créativité au sens artistique du terme, pourtant déterminante dans la compréhension de l’esprit humain. Il est dommage d’avoir abordé ce sujet sans avoir touché un mot, à ce stade, des spécificités du processus artistique pourtant riche en enseignements touchant au propos du livre.

Plus généralement, de même que le recours systématique à l’intuition peut s’avérer source d’erreurs, de même l’affirmation inconditionnelle de la pensée statistique peut nous éloigner de l’étude parfois nécessaire des phénomènes au cas par cas pour en saisir les véritables causalités. La chance ne suffit pas à tout expliquer même si elle entre en ligne de compte: tout effet a forcément une cause. Ainsi quand l’auteur écrit, à la fin du chapitre 6: "Elle ne peut pas accepter qu’elle n’a simplement pas eu de chance; il lui faut une histoire causale. Elle va finir par penser que quelqu’un a saboté intentionnellement son travail", on peut lui rétorquer: peut-être que le travail de cette femme a été saboté; jusqu’à preuve du contraire cette hypothèse reste à envisager même si elle n’est pas la seule. Et nous aussi, les hommes, pouvons connaître ce genre de situation. Il serait intéressant de voir comment Daniel Kahneman réagirait, lui à qui tout semble réussir, dans une situation de possible malchance ou de possible sabotage.

Dès la fin de la première partie, le lecteur attentif se sentira déjà mieux armé pour répondre correctement aux tests proposés. Finalement, s’il ne tombe pas dans le panneau de l’heuristique en 3D, nul besoin pour cela d’être un artiste visuel. Il suffit de mettre en pratique ce que l’auteur a développé précédemment, de se demander, ce qui semblait moins évident au début: "Où est le piège"? Méfions-nous alors d’une trop grande assurance dans notre lecture et voyons l’ouvrage comme une occasion de tester ce qu’il nous apprend. L’avons-nous bien interprété ou nous livrons-nous à une extrapolation hors de propos? S’il peut paraître réducteur d’expliquer une orientation politique par une préférence affective, au risque de retomber dans une dichotomie primaire entre objectivité et subjectivité, une telle explication a néanmoins démontré ses fondements, sa pertinence, à travers de nombreux exemples. Saisissons donc l’opportunité qui nous est donnée d’apprendre à devenir plus rationnels.

À cette fin, déplorons que l’auteur n’ait pas consacré davantage de pages à définir plus précisément le concept de hasard, autre pilier de la compréhension des biais cognitifs. Il nous laisse ainsi le soin, par déduction, d’identifier les événements aléatoires comme une absence de causalité non pas dans l’absolu mais dans la limite des informations dont nous disposons. Le hasard, c’est une cause inconnue, complexe, qui nous échappe. Nous devons effectivement admettre son éventualité en l’absence de preuve et, selon le contexte, l’opportunité de prolonger une enquête ne se justifie pas toujours. La relative omission autour de ce problème dans le livre s’explique par le fait que ni la psychologie, ni les statistiques ne suffisent à cerner la nature et le fonctionnement de la chance ou de la malchance. Il s’agit d’un autre domaine d’étude à part entière, référence incertaine plutôt que partie intégrante de la psychologie cognitive.

Le biais de l’ancrage et son analyse révèlent des présupposés, côté scientifique, dont la perspective nous inviterait, en retour, à nous livrer à une psychologie des psychologues. Car leurs observations suite aux expériences déjà menées contribuent à dessiner un horizon d’attente susceptible de conditionner leurs expériences futures. Ce qu’ils attendent de nous en viendrait même à prendre le pas sur leur absence de préjugés. Eux-mêmes concluent au déterminisme de l’environnement, comment échapperaient-ils à l’ancrage que constitue leur milieu universitaire, sinon par une prise de conscience dont l’énoncé n’apparaît pas dans le livre? Nulle part l’auteur n’envisage la possibilité, à son niveau, de se retrouver en position de victime de ses propres idées reçues au sujet des personnes qu’il étudie et de leurs réactions. Pourquoi le ferait-il, du reste, puisque tout lui donne raison?

Dans un cercle vicieux, le contexte perdure et se reproduit à travers la validation des expériences qui, de statistiques en tentations normatives, finissent par se comporter en pressions sur les individus pour les obliger à se conduire de manière moins rationnelle. Il ne faut pas oublier que l’environnement humain résulte d’une longue construction inconsciente, affectant jusqu’aux cercles les plus savants. D’où un fatalisme, même raisonné, du psychologue dans sa vision de l’individu en général mais pas dans le regard qu’il porte sur sa propre condition d’observateur statisticien. D’où aussi un développement absent du chapitre consacré au biais des ancres, développement qui aurait pourtant gagné à y figurer, afin de souligner l’absence de méthode caractérisant toute estimation mémorielle effectuée à partir d’un ancrage aléatoire, que cette estimation demande ou non un effort délibéré.

À l’échelle concrète de la vie quotidienne, la rationalité défaillante de la nature individuelle serait moins en cause que celle de l’argent, ou plus exactement du caractère arbitraire du lien établi entre l’argent et les marchandises dont ce dernier représente la valeur. En l’absence de méthode, le constat s’impose également à toute quantité appréhendée avec incertitude et approximation: distance, durée, vitesse, température, etc. non seulement à cause de notre part de rationalité fragile, dont l’auteur a raison de souligner le danger, mais aussi à cause de ce que l’expérience en général et l’expérience psychologique en particulier nous éloignent d’une approche mesurée, fondée, motivée, dans la résolution d’un problème faisant appel à une notion d’équivalence entre deux domaines différents. Pourquoi? Parce que l’expérience psychologique se manifeste elle-même comme un effet d’ancrage, dans l’intimidation du sujet supposé profane face au meneur de l’étude légitimé par son statut et par ses diplômes, aussi involontaire que soit cette intimidation.

Ainsi scolairement conditionnés, même les spécialistes se retrouvent en position de trahir des réponses infantiles, en rapport avec un environnement d’infantilisation plus global, caractérisé par l’absence de méthodes pour calculer des vitesses ou des prix, ou par l’ignorance de ces méthodes quand elles existent. Toute personne confrontée au questionnaire d’une étude psychologique devrait envisager l’option consistant à refuser d’y répondre, ou à se reconnaître dans l’incapacité de le faire faute de référence, d’appui satisfaisant. Car toute interrogation suscitant des réponses non rationnelles ne peut qu’en conclure au manque de rationalité de l’individu. C’est d’ailleurs ce qu’elle vise. En focalisant notre attention sur nos propres défaillances, d’un côté elle nous rend service mais de l’autre elle détourne notre attention des aberrations présentes non plus à notre niveau individuel mais au niveau collectif, y compris celui de la soi disant autorité, fût-elle illégale, illégitime et autoproclamée, du pouvoir relationnel, politique et financier, dans ses pires travers et ses pires abus.

Rendons justice à l’auteur qui a quand même pris le soin de nous alerter sur les méfaits de la communication de masse véhiculée par les grandes enseignes commerciales. En revanche il s’est bien gardé de fustiger l’absurdité du colonialisme et de l’impérialisme, hors sujet qui démontrerait cependant les limites de la psychologie dans la compréhension des dérives qu’il serait bien réducteur, pour ne pas dire faux, d’imputer à la seule nature individuelle. Le problème humain reste un problème collectif. Dans cette optique, le social mérite la stigmatisation plus que l’individu, ce qui ne dispense pas ce dernier d’assumer ses responsabilités. Le monde se présente à nous comme une injonction, celle de payer le prix de nos actions, aussi sommes-nous libres car autrement nous ne pourrions être ainsi tenus pour responsables. La science psychologique, à bon droit, nous enseigne à quel point le contexte nous conditionne et s’attaque parfois à notre libre arbitre. À nous de défendre ce dernier, de prouver qu’il existe, en tirant de cet enseignement les leçons qui s’imposent.

Reconnaître par exemple, à propos des effets d’ancrage, que le plafond d’indemnisation exigible par les victimes sert les grands groupes autant qu’il dessert les petits, montre que la même loi appliquée uniformément produit dans certains cas l’effet pervers d’une justice à deux vitesses, d’un monde à deux vitesses non plus au sens propre mais au sens figuré autant que péjoratif. Puisque les grandes négociations ne se comparent guère aux petites, la menace de quitter la table face à une première offre trop élevée, stratégie préconisée par l’auteur, tient d’autant plus quand les enjeux s’élèvent que cette stratégie s’effondre une fois ramenée au commerce de rue et à son marchandage. Preuve que le pouvoir de nuisance d’une organisation, induisant une plus grande violence dans les réactions de part et d’autre, est proportionnelle non pas au manque de rationalité de l’individu mais à l’importance quantitative que prend cette organisation au fur et à mesure de son développement. L’autocritique, sujet du livre, et la critique du monde, hors sujet, doivent se compléter pour nous rendre plus forts.

Attention aux interprétations téméraires pouvant résulter, à notre niveau de lecteurs, d’une assimilation trop rapide des conclusions de certains chercheurs, comme celle de l’article "Depression and reliance on ease-of-retrievial experiences" de Rainer Greifeneder et Herbert Bless, expliquant par l’absence de dépression la facilité à "suivre le mouvement". Une personne vigilante n’est pas dépressive pour autant. De même, à la formulation: "Ces derniers temps, elle a regardé trop de films d’espionnage, donc elle voit des complots partout", on ne manquera pas de rétorquer que l’existence des films d’espionnage ne prouve pas l’inexistence des complots. Voir Kurt Cobain: "Ce n’est pas parce que vous êtes paranoïaque que personne ne vous poursuit en réalité". Et, par ailleurs, quoi qu'en disent loi des petits nombres et loi des grands nombres, moins les élèves sont nombreux dans une classe, mieux le suivi personnalisé de chacun fonctionne.

Prenons le cas des politiques environnementales évoquées dans le chapitre 13 sur les rapports entre risque et disponibilité, suite à l’affaire Love Canal. Les inquiétudes du grand public n’ont pas toujours une origine purement subjective, car quand des déchets susceptibles de polluer les cours d’eau sont reconnus, à la base, comme toxiques, il s’agit bien d’une donnée objective. Le débat autour des effets de l’écho médiatique sur l’opinion concerne bien la psychologie, par contre cette dernière occulte le danger dans sa dimension concrète. Les mesures destinées à soustraire l’environnement et la population à toute toxicité doivent être appliquées quoi qu’il en soit et aussi coûteuses soient-elles, sinon les gouvernements, sous la pression de tel ou tel lobby financier pouvant corrompre la communauté scientifique, ont le champ libre pour nous faire admettre l’inadmissible. Cet effet pervers, pourtant d’une évidente plausibilité, n’a pas été mentionné. Un bon point cependant, l’auteur reconnaît aux non spécialistes la pertinence d’introduire des distinctions nuancées (accidents subis / accidents provoqués) là où les statisticiens se bornent à considérer des chiffres (nombre de morts / nombre d’années vécues).

Le chapitre 14 sur la spécialité de Tom W. risque d’être, plus que les chapitres précédents s’il doit y en avoir un, le moment du livre où le lecteur va décrocher des tests et des questions. En tout cas c’est ce que nous devrions tous faire, car poser un problème de probabilités, le domaine d’études de Tom W., sans fournir aucun taux de base sur les filières universitaires, relève de l’absurdité. Il n’existe a priori aucune contre-indication valable à réagir intuitivement dans une situation intuitive. Il n’en va pas de même quand nous avons besoin d’informations utiles au raisonnement et au calcul. Certains questionnaires psychologiques se présentent comme des opérations dont seraient absentes les données requises par le résultat correct.

En même temps, l’étude d’un cas isolé ne saurait se réduire à une approche statistique. Cette dernière ne peut répondre que dans la limite des chiffres pertinents. Compte tenu des proportions d’effectifs, il y a plus de chances que Tom W. se retrouve inscrit dans le département le plus fréquenté, indépendamment de sa personnalité, dont nous savons par ailleurs trop peu pour en tirer des conclusions cliniciennes. Aucun rapport concluant, de prime abord, entre le caractère d’un individu décrit dans les grandes lignes et la profession qu’il exerce ou qu’il se destine à exercer. Sur ce point l’ouvrage a raison à 100%.

Contrairement à ce que le psychologue attend de nous dans sa volonté de révéler nos biais cognitifs, refusons de répondre intuitivement à des questions de chiffres. Posons plutôt l’opération. Non qu’une approche intuitive soit forcément fausse, mais sa marge d’erreur augmente avec la propension de l’énoncé à solliciter le raisonnement. Toute la démarche de l’auteur se légitime par l’expérience et par l’intention louable de nous faire prendre conscience des faiblesses de notre psychologie. Mais comment en retirerions-nous un enseignement quelconque, sinon en apprenant à utiliser nos Systèmes 1 et 2 d’une façon plus appropriée?

D’où une utilité, au début, à foncer tête baissée dans les questionnaires. Ainsi nous réalisons l’ampleur du piège, et à quel point nous offrons prise à la manipulation. Ensuite, reconnaissons encore l’absurdité qui consiste à provoquer l’intuition là où la raison s’impose de préférence, ce qui n’exclut aucune aide intuitive à la raison. Nous généralisons à partir d’un cas particulier, ou nous tirons des statistiques des conclusions hâtives sur les individus, sauf quand ces conclusions remettent en cause l’estime que nous accordons à notre probité.

Autant nous éprouvons des difficultés à intégrer le concept de régression vers la moyenne, autant, si nous y parvenons, se profile un autre danger: celui de tout expliquer par ce concept et de rejeter systématiquement toute causalité. La recherche sérieuse des causes demande tout autant d’efforts. Là où l’auteur mérite les applaudissements, c’est quand il a le courage de s’attaquer à l’excès de confiance en soi qui nous affecte tous, y compris les experts. "Les experts s’en sont moins bien tirés que s’ils s’étaient contentés d’assigner des probabilités à chacun des résultats potentiels. Autrement dit, des gens qui passent tout leur temps à étudier un sujet particulier et gagnent ainsi leur vie, fournissent des prédictions moins sûres que ce qu’obtiendraient des singes en tirant des fléchettes au hasard" (page 265). Ce à quoi l’on pourrait aussitôt ajouter: face à leur échec, ils s’en prennent à la malchance, toujours talentueux quand les faits semblent leur donner raison, toujours victimes du mauvais sort quand ils ont tort.

Notons quand même que l’argument se retournerait contre lui s’il accordait un crédit aveugle à son propre domaine car, en tant que psychologue, il dispose aussi d’une expertise hautement compétente. Sa conviction, statistiquement éprouvée, que l’être humain tend toujours à se comporter de la même manière dans tel type de situation, voir par exemple la dilution de la responsabilité en cas de non assistance à personne en danger, risque de le faire basculer dans une psychologisation de la sociologie, dans une vision essentialiste de la nature humaine au détriment des changements historiques et du détail conjoncturel significatif ou, pire encore, dans une présentation normative des tendances observées, fataliste jusqu’à l’obstination quant à l’égoïsme supposé des individus. Pour ne pas avoir tort, il nous interdirait presque de faire preuve de civisme. Quand il veut nous réduire aux résultats de ses expériences alors que la vie et la mort d’autrui sont engagées, prouvons-lui son tort en redoublant d’altruisme, tous autant que nous sommes.

Quid de son autocritique et de sa méfiance quant à la valeur des prévisions? Il a raison d’ironiser sur les expertises boursières, mais ferait tout aussi bien de balayer devant sa porte, dans la mesure où il donne parfois l’impression de n’avoir observé les comportements qu’auprès de populations ciblées, toujours plus ou moins les mêmes, soit des Américains aisés, sans lucidité particulière du fait de leur éducation inconsciemment ethnocentriste, soit des soldats israéliens, parfois conquérants et trop sûrs d’eux, voire d’une cruauté avérée mais passée sous silence, occultée tout autant que l’hypothèse plausible selon laquelle les peuples vainqueurs de l’Histoire, aussi intelligents et subtils que puissent paraître certains de leurs avocats, représentent au fond la tranche la moins glorieuse de l’humanité.

Toute prétention à l’universalisme érigée à partir d’un modèle culturel spécifique tombe à plat, mais l’humanisme, qu’il soit américain, britannique, français, judéo-chrétien ou autre, s’efforcera d’imposer sa propre souche éducative comme une référence globale. Daniel Kahneman en connaît peut-être un rayon sur le monde arabo-musulman ou sur la diversité des tribus africaines, mais dans ce cas il n’en a rien laissé transparaître. Peut-être aussi, comme chacun d’entre nous, ignore-t-il plus qu’il ne sait et répugne-t-il à reconnaître sa propension à commettre des erreurs.

Déjà se profile la cohorte d’étudiants malléables, d’éducateurs panurgistes, de thérapeutes consensuels et de managers lourdingues qui vont, tête baissée, ou bien le rejeter en bloc sans une once d’intelligence, ou bien crier au chef d’œuvre absolu après avoir lu "Système 1 / Système 2", attachés à la promotion d’un nouvel esprit de chapelle, obtus et dogmatique, fasciné par sa propre méthodologie ou pas, puisque "le monde est imprévisible". Soyons justes et anticipons les mauvaises interprétations de ce que ce livre, en d’autres mains, apporterait de bon. Mieux, afin de couper court à tout procès d’intention déplacé jusqu’à preuve du contraire, invoquons la présomption d’innocence, innocence toute relative dès lors qu’il s’agit de sonder les arcanes de notre pensée.

Au moment d’aborder les algorithmes comme méthode d’évaluation, certaines précisions auraient pu rendre le propos plus convaincant en l’affinant. D’autres remarques, superflues, auraient mieux fait de disparaître. Contrairement à ce que laisse entendre le chapitre dédié, la prise en compte d’un grand nombre de paramètres n’implique pas toujours un jugement purement subjectif. La complexité n’interdit pas l’objectivité. L’argument selon lequel ladite complexité aurait pour conséquence d’étouffer la fiabilité d’une estimation ne tient que dans le débat réducteur opposant les statistiques à l’intuition pure.

Au fond, peu importe qu’un algorithme soit d’une simplicité enfantine ou élaboré jusqu’à l’épuisement. Ce qui compte, c’est la pertinence des paramètres. Les compétences techniques d’un candidat compteront toujours car la réalisation d’un objectif quel qu’il soit engage un savoir et un savoir-faire. La prise en compte de la personnalité, quant à elle, se voit sujette à caution. La sphère personnelle n’est pas professionnelle. On y attache trop d’importance là où il ne faudrait pas, jusqu’à l’intrusion. Rappelons que des lois protègent encore la vie privée, heureusement.

Dès lors que, par un accord contractuel sur la base de missions clairement définies, il apparaît que la personnalité ne s’affirmera pas de manière contre-productive mais susceptible, selon toute éventualité, d’apporter une valeur ajoutée, seules les compétences doivent rester, non le profil, sauf réduit au strict minimum acceptable: bonne présentation, attitude respectueuse dans la réciprocité, élocution correcte dans les métiers de communication verbale et, bien entendu, aptitude à honorer les termes du contrat. Les résultats obtenus valideront ou non le choix opéré, à condition de faire la part entre la responsabilité de l’employé, d’une part, et l’ensemble des facteurs extérieurs, d’autre part: conjoncture économique, santé du secteur, équilibre entre l’offre et la demande, implantation et importance de la concurrence, probité de la clientèle, des confrères, des collègues et des patrons, entre autres éléments dont la part d’indétermination restante constituera ce qu’il convient alors d’appeler la chance.

À moins d’apporter la preuve d’une faute professionnelle, l’employeur devra laisser à sa recrue le bénéfice du doute. Or, ce que le management commercial a tendance à faire et qu’il faut dénoncer, consiste à culpabiliser systématiquement les commerciaux de terrain sans jamais se plier à l’effort d’une analyse contextuelle, politique d’autant plus inadmissible quand les agents, payés à la commission donc au lance-pierre, esclaves des temps modernes, se présentent comme de simples mandatés, autrement dit des travailleurs indépendants, qui n’ont en principe aucun compte à rendre. Exigez un salaire sinon rien, et dites à votre hiérarchie que si elle n’est pas contente, elle n’a qu’à engager une procédure, ce que ne vous manquerez pas d’envisager de votre côté. La profession doit servir notre vie, non l’inverse.

"Supposons qu’il vous faille engager un commercial pour votre entreprise" (page 280). Encore faut-il avoir une entreprise. L’auteur ne s’adresserait-il qu’à un lectorat relativement privilégié? Si c’était le cas, il devrait craindre que son discours ne parvienne à d’autres curieux moins nantis, qui pourraient le retourner contre lui. Dont acte. Combien d’aspects recommande-t-il d’intégrer à ses algorithmes? "N’en faites pas trop, six est un bon chiffre". Voilà une affirmation sans valeur démonstrative. Peu importe le nombre, encore une fois, puisqu’il y a toujours intérêt à connaître les données en rapport avec le domaine concerné. En ce sens, plus la grille sera complexe, plus grande ressortira la précision de l’analyse.

Laissez tomber les considérations d’ordre strictement privé, car non pertinents, et concentrez-vous sur les compétences, car incontournables. Plutôt qu’une approche grossière de la psychologie et de la technique, ne gardez de la première que ses incidences professionnelles, et détaillez la seconde autant que possible. Un algorithme simple présente autant les avantages de la maniabilité que les inconvénients cumulés du Système 1 et du Système 2, soit la facilité de l’intuition et la paresse du raisonnement, quand l’intuition se satisfait d’elle-même ("Six est un bon chiffre") et que le raisonnement s’arrête à mi-chemin ("N’en faites pas trop"). Rien de plus facile que de tomber dans son propre piège, la preuve.

Des preuves, en voici une autre: "Quand on leur demande s’ils préfèreraient manger une pomme bio ou produite industriellement, les gens disent qu’ils choisiraient la pomme "entièrement naturelle". Même quand on leur explique que les deux fruits ont le même goût, la même valeur nutritive et qu’ils sont tout aussi sains, une majorité continue à préférer le fruit bio" (page 275). Et cette majorité a probablement raison, car celui qui pense au goût, à la valeur nutritive et à la santé ne devrait pas oublier les répercussions de l’industrie sur l’environnement, ni la conscience écologique du consommateur envers et contre cette même industrie qui le tient en otage. On peut se demander pour qui travaille vraiment un scientifique se laissant aller à des conclusions aussi simplistes, d’ailleurs hors sujet, autour d’un enjeu majeur, notre nourriture, dont l’étude mérite des ouvrages deux fois plus épais que le sien, à charge contre une économie polluante et destructrice. Ceci dit, on sait pour qui il travaille: pour Obama, dont les principaux concurrents, à sa décharge, ne sont pas plus écolos que lui.

Voilà une autre preuve: "Une personne rationnelle investira une forte somme dans une entreprise qui a toutes les chances d’échouer si les bénéfices associés à un succès éventuel sont assez importants, sans se leurrer sur les chances du succès en question" (chapitre 18, page 235). Cette conviction plus que téméraire repose sur des bases fragiles, car ne prenant en considération qu’un nombre trop limité de caractéristiques conjoncturelles pertinentes: la somme investie, le risque d’échec et le bénéfice potentiel, là où il faudrait aussi inclure le capital restant et les autres sources de revenu par ailleurs (salaire, patrimoine, gains divers) compensant par avance les pertes.

Primo, un risque supérieur au bénéfice, avec plus de chances de perdre gros que de gagner plus, alertera et dissuadera tout investisseur sensé, même si le monde des affaires souffre de la mauvaise réputation que lui confère son lot de flambeurs et de décideurs incompétents autant que vaniteux. Secundo, la formule en citation supra peut vous mener à la ruine si vous n’avez pas les épaules assez solides. Un tel entrepreneur ne serait pas une personne rationnelle mais une personne débile ou un pauvre pigeon.

Des algorithmes simples, oui, quand il faut agir vite et que des vies sont en jeu, comme dans une maternité. Mais quand on a le temps, il vaut mieux le prendre et discerner le danger avec davantage de subtilité. Jamais un ami qui vous veut du bien ne vous encouragera à préférer le risque à la sécurité, sauf en cas de nécessité absolue. De quoi avons-nous les preuves à travers ces citations? De ce que l’ouvrage lui-même s’efforce de démontrer par ailleurs, à savoir que les experts, motivés par une trop grande confiance en soi, en viennent à proférer des absurdités dans leur spécialité ou dans des spécialités qui leur sont étrangères.

Pour sa défense, les pronostiqueurs qu’il contredit sont bien pires que lui. "Dans le modèle rationnel de l'économie classique, les gens prennent des risques parce qu'ils pensent avoir la chance de leur côté - ils acceptent la probabilité d'un échec coûteux parce que la probabilité de réussite est assez importante. Nous avons proposé une autre idée" (page 305). Oui, vous avez proposé une autre idée certes moins mauvaise page 235 mais insuffisamment fondée, au final parfaitement absurde. Ce n'est pas parce qu'ils ont tort page 305 que vous avez raison page 235.

Somme toute, il y a simplement lieu de corriger un excès au regard d’une intention plutôt louable. "Chaque fois qu’il est possible de remplacer le jugement humain par une formule, nous devrions au moins l’envisager" (page 281). Soit. Mais rien n’interdit de mettre les deux en balance, ni de complexifier les formules afin de minimiser la marge d’erreur. Les experts peuvent s’améliorer, même si leurs prestations reviennent plus cher que des méthodes parfois trop lapidaires pour honorer une démarche psychologique nous incitant, dans les situations critiques, à réfléchir avant d’agir et, ce, à juste titre.

Attention à certains effets pervers pouvant découler d'une mauvaise appréhension des enseignements quant à la nature du jugement intuitif. Nous savons que les situations qui ont suscité notre peur nous amènent à redoubler de vigilance quand nous revenons sur le lieu d'une agression ou d'un accident. De ce point de vue, il est possible d'en déduire que la peur possède des vertus formatrices. C'est d'ailleurs, par images et vidéos interposées, l'une des méthodes employées dans les stages de sensibilisation à la sécurité routière. Ce cas de figure mis à part, si les chocs et traumatismes subis ont parfois valeur d'expérience, les méthodes de management fondées sur la provocation de la peur constituent une dérive qu'il vaut mieux contrecarrer. Ne pas confondre leçon de choses et abus de position hiérarchique.

Voilà l'exemple typique d'un non-dit, résultant d'une extrapolation facile à laquelle pourraient se livrer des personnes mal intentionnées qui prendraient connaissance de ce livre. Elles ne l'ont d'ailleurs pas attendu. De telles méthodes d'intimidation existent dans les entreprises, appliquées par des chefs dénués de scrupules et pertinemment conscients du pouvoir de la peur sur l'intuition, de l'emprise qu'ils exerceraient sur leurs employés par ce biais afin de les conditionner à leur guise. L'auteur, pour avoir travaillé avec des militaires, n'ignore sans doute pas l'aberration que constituent de telles pratiques. Bien sûr, il ne peut avoir pensé à tout au moment de rédiger ses chapitres. La rigueur du développement et la clarté du propos exigent de suivre un fil conducteur, de ne pas se perdre en digressions. Mais, puisqu'il a évoqué le chien de Pavlov conjointement à ses réflexions croisées au sujet de l'intuition et du rôle de la peur, il aurait pu profiter de l'occasion pour régler leur compte, d'une pierre deux coups, aux adeptes de la cruauté disciplinaire.

Au lieu d'opposer vision interne et vision externe, il faut les conjuguer. Le statisticien ne se met à dos médecins et avocats que dans la mesure où, volontairement ou pas, il alimente l'impression de vouloir liquider toute approche clinicienne et toute étude des singularités, toute expérience de terrain, toute pertinence du jugement humain en la matière. Le but des algorithmes n'est pas de se déconnecter de la vie, ce que leurs partisans devraient mettre plus de zèle à souligner. L'ajustement des statistiques en fonction du cas qui se présente en temps réel, et de tout ce qui pourrait le différencier de sa catégorie de référence, a d'ailleurs été évoqué à propos de la méthode visant à minimiser l'erreur de prévision: "Se servir d'informations particulières au projet envisagé pour ajuster la prédiction de base" (page 304).

Partant de ce constat, toute formule devrait se confronter à la mise en place d'une contre-procédure visant à essayer de démonter point par point chacun des critères invoqués dans l'analyse, à en rechercher systématiquement les failles ainsi que les éléments contradictoires internes ou externes sinon présents dans la situation, du moins susceptibles de le devenir. Même une bonne méthode incite à une trop grande confiance en soi et nous éloigne de l'humilité nécessaire à la conscience de nos erreurs. Allons plus loin et proposons statistiques + ajustement + étude clinique approfondie + intuition + leçons du passé + tentative de définition des aspects aléatoires + contre-méthode.

Même si le texte nous donne à constater que la trop grande assurance des experts financiers résulte en partie d'une pression sociale incitant à produire des jugements erronés, de préférence à l'expression d'un doute ou d'une absence de réponse interprétés comme faibles, il aurait fallu aller plus loin dans la dénonciation et dans le rejet radical d'une telle folie collective. Car ici le social apparaît comme manquant de rationalité, pas l'individu. Quand nous ignorons l'avenir, avouons notre ignorance. Tant pis si ceux qui voient de la faiblesse dans cet aveu n'obtiennent pas la satisfaction escomptée. La résistance individuelle doit imposer la raison, jusqu'à assumer le pessimisme quand il y a lieu. La société est mauvaise, car folle, et doit être combattue par la sagesse.

"Cependant, l'optimisme est très apprécié, socialement comme sur les marchés; les gens et entreprises récompensent ceux qui fournissent des informations dangereusement trompeuses plus qu'ils ne récompensent ceux qui disent la vérité". Preuve que la société constitue la ruine de la raison, n'en déplaise à Martin Seligman, fondateur de la psychologie positive. Erreur, par conséquent, que de déclarer: "Les entreprises et institutions sont peut-être plus aptes à dompter l'optimisme et les égo que les individus eux-mêmes" (page 319). Faux, puisqu'il a été démontré par ailleurs que les attentes des mêmes entreprises et institutions encouragent les individus à raconter n'importe quoi.

La technique du pré-mortem, dont le mérite est d'envisager un scénario catastrophe, peut être appliquée selon une initiative individuelle face à un consensus optimiste, même si elle se présente comme une concertation au sein du groupe. Tout l'édifice social du livre s'écroule, et tant mieux, pour ne laisser place qu'à l'essentiel: la méthodologie. En son absence, quand nous ignorons la réponse à une question, osons le reconnaître. Tout individu a en principe le droit de refuser de répondre à une question, sans préjudice à son encontre. Voilà une solution simple et valable.

Il devient usant, au stade de la quatrième partie du livre, consacrée au bon choix, de reprendre point par point l'argumentaire développé, mais la nécessité d'une contre-argumentation se fait d'autant plus sentir que le dessein inavoué du contenu se révèle de plus en plus: nous pousser à accepter l'inacceptable, la prise de risque plus que nous n'y consentirions raisonnablement. Daniel Kahneman se dévoile sous les traits d'un avocat du risque, comme d'autres endossent le rôle de l'avocat du diable.

Bernoulli, selon lui, aurait commis des erreurs. Résumons encore la théorie de celui-ci, en des termes simples: nous avons horreur du risque car la certitude du gain représentant une plus grande utilité, nous la trouvons supérieure au hasard d'un pari quelconque pourtant plus prometteur. Mieux vaut gagner moins à coup sûr que gagner davantage sans garantie. Bernoulli n'a commis aucune erreur car son propos s'appuie sur le modèle d'une fortune en augmentation. Kahneman lui reproche de ne pas avoir envisagé l'idée que le décideur puisse perdre dans tous les cas, et qu'il vaut mieux alors tenter le pari. Bel exemple de hors sujet, pourrait-on lui rétorquer, mais bonne initiative que de complexifier le raisonnement afin de voir plus loin, bien qu'au prix de conclusions discutables.

À l'évidence, entre deux millionnaires, l'un qui vient de le devenir et l'autre qui s'appauvrit n'éprouvent pas une égale satisfaction. Cela ne démontre pas qu'une fortune de 4 millions en baisse à intérêt à prendre le pari de rester telle quelle avec une chance sur deux de perdre 3 millions, au lieu de se retrouver à coup sûr avec 2 millions. Car même dans une optique baissière, on continue de payer l'assurance sinon de gagner, du moins de limiter les pertes avec certitude. Le psychologue, à l'inspiration inégale quand il se mêle de parler d'argent alors qu'il croit toujours parler de psychologie, prétend le contraire. "Tout cela paraît plutôt évident, non"? Non. Ou si, toutefois on a appris à se méfier de certaines évidences. "Comme l'a souligné le psychologue Daniel Gilbert, il est difficile de ne pas croire, et le Système 2 se fatigue facilement". Raison supplémentaire pour ne croire aucun des deux Daniel, puisqu'il s'agit non pas de croyance mais de raisonnement.

Ce que l'apprenti conseilleur en bourse a oublié de mentionner, lui, c'est la disparité que l'on rencontre parfois entre les profits et les pertes. En effet il prend toujours soin, dans ses exemples, de choisir une valeur espérée légèrement supérieure à la valeur sûre. Chez lui, les excès passent à la trappe. Dommage, il pourrait s'en servir afin de relativiser ses belles certitudes, qui vacillent jusque dans la modération. Au comble de sa maladresse, il va même jusqu'à comparer l'argent aux soldats d'une armée, "comportement que l'on rencontre souvent chez les entrepreneurs et les généraux qui font face à des choix négatifs" (page 332). Pas question de jouer à pile ou face avec des vies.

Par ailleurs les millionnaires ne courent pas les rues, et le commun des mortels n'a aucun intérêt à risquer le moins du monde les maigres économies qui sont, à l'échelle de la plupart d'entre nous dans le meilleur des cas, notre lot à tous. Nul besoin d'en appeler à la générosité humaine, étrange remarque, au demeurant, de la part du statisticien convaincu de notre propension à la non-assistance à personne en danger, désespéré de notre résistance à son enseignement psychologique. Un nouvel évangile? Le doute fait partie de l'esprit scientifique, envers et contre la science elle-même pour son plus grand bien. Tant pis pour les amis de la haute finance, lesquels comptaient peut-être sur un émissaire savant, familier de Davos, pour convertir entrepreneurs, cadres dirigeants, cadres moyens et autres managers et professions libérales, aux joies du Forex et de ses grisantes montagnes russes. Concernant le plus gros de la population, l'intéressé devra repasser, ou réviser certains points de son plaidoyer. Il est plus prudent de continuer à se méfier du risque.

En fait, les cas de figures extrêmes, c'est Matthew Rabin qui les fournit: "Par exemple, il remarque que la plupart des humains rejettent le pari suivant: 50% de chances de perdre 100 euros et 50% de chances de gagner 200 euros. Puis il montre que selon la théorie de l'utilité, un individu qui rejette ce pari refusera également le suivant: 50% de chances de perdre 200 euros et 50% de chances de gagner 20000 euros" (page 343). Cette pertinence au regard de la théorie des perspectives commet en même temps une méprise quant à l'objet de sa critique, car une rupture avec le schéma logarithmique de la théorie de l'utilité espérée, laquelle n'affiche d'autre prétention que de se cantonner au raisonnable. Les psychologues auraient dû se servir de leur caricature à des fins d'autocritique. Depuis l'extérieur, ils ont raison d'enrichir le point de vue de leurs homologues économistes, mais tort de s'arrêter au milieu de la route.

La théorie des perspectives complète celle de la théorie de l'utilité espérée. Si un troisième modèle plus élaboré encore avait vu le jour, l'apport d'une discipline à l'autre aurait été plus concluant. Les détracteurs de Bernoulli reconnaissent eux-mêmes que la déception et le regret, comme de passer à côté d'un bénéfice important, n'ont pas d'incidence significative en économie lorsqu'il faut prendre la décision d'investir ou pas. Le troisième modèle, que l'on pourrait nommer théorie de la contingence, se dessine en creux à un autre niveau, celui de principes supplémentaires tels que la différence entre les gains et les pertes, la fortune personnelle, l'état d'endettement et la fréquence des paris. Bref, ni Kahneman ni Rabin n'arrivent à nous faire accepter un pari qui, au vu d'un hypothétique gain de 200 euros, nous impose une chance sur deux d'en perdre 100. En psychologues talentueux jusqu'à l'excès de zèle, ils surestiment l'intérêt que nous portons à notre propre part d'humanité dans les affaires, et sous-estiment notre goût de l'argent et notre amour de la sécurité.

Moins d'objections à formuler quand on nous dévoile la tendance, plus ou moins marquée chez tout propriétaire, à surévaluer un bien possédé et utilisé, situation banale dans l'immobilier. Saluons l'humilité de cette conclusion provisoire: "Il reste encore beaucoup à apprendre sur l'effet de dotation" (page 359). On s'intéresse enfin au point de vue des pauvres, bien qu'abordé en quelques lignes générales, ainsi qu'aux différences culturelles, qui ne nous mènent guère au-delà d'une amorce de comparaison entre les États-Unis et le Royaume Uni. Dommage de ne pas avoir pris plus tôt ces timides précautions. Évitons de voir des effets de dotation partout. "Il déteste tout simplement l'idée de vendre sa maison pour moins qu'il ne l'a achetée. C'est l'oeuvre de l'aversion à la perte" (page 359). Réaction non seulement émotive mais aussi rationnelle. L'analyse de tous les paramètres économiques d'une négociation devrait nous aider à faire la part du rôle plus ou moins important de la psychologie.

Quel bonheur, après tant de débats inextricables, que de tomber enfin sur un passage aussi juste et limpide: "Les employeurs qui violent les règles de la justice sont punis par une baisse de la productivité, et les commerçants qui appliquent une politique de prix inique peuvent s'attendre à voir leurs ventes chuter" (page 369). Pour le coup, voilà un argument de poids susceptible de contrecarrer la norme de l'égoïsme qui a servi de pilier à tout un pan des sciences économiques. Les clients n'achètent pas seulement un produit mais aussi les conditions d'une transaction, tout comme les travailleurs exigent des comptes auprès de l'entreprise qui les emploie. Un point sur la part entre égoïsme et générosité aurait été bienvenu. Notre responsabilité se dilue quand le nombre de témoins augmente face à un cas de détresse ou d'agression? Pas sûr. L'aversion face à la perte, en l'occurrence la peur du danger, pourrait tout aussi bien expliquer notre réticence éventuelle à secourir une victime. Curieux que l'auteur n'y ait pas songé, son propos aurait gagné en cohésion, tant certains concepts fonctionnent comme un ciment discursif.

Notre générosité entre moins en compte dans le négoce quand il s'agit d'investissement, et donc de risque, que sur le plan de l'équité. Nous aspirons à la fois à la prudence et à la justice. Laissons le social de côté. L'auteur persiste dans l'une de ses pires erreurs lorsqu'il confond celui-ci avec le respect des principes. La société, on l'a vu, encourage le bagou et le charisme mensonger des faux experts et des mauvais dirigeants. La société impose le désordre relationnel et la folie collective envers et contre la raison individuelle, qui doit faire, on ne le répètera jamais assez, acte de résistance par la distance et par la réflexion mûre et posée de son libre arbitre. C'est malgré la société que l'éthique arrive heureusement à s'affirmer, quand elle y arrive.

Distinguer clairement le socius et l'ethos relève de l'honneur et de la rigueur intellectuelle, tout comme la mesure entre économie et psychologie, en économie comportementale, représente une astreinte à laquelle une bonne analyse digne de ce nom ne dérogerait sous aucun prétexte. "Dans une discussion récente, Eyal Zamir avance l'idée révolutionnaire que la distinction établie dans la loi entre le fait de compenser les pertes et de compenser un des gains prévus serait justifiée par leurs effets asymétriques sur le bien-être individuel" (page 370). De même que la sociologie a été invoquée à tort quelques lignes plus haut, de même la psychologie néglige ici l'économie. Cette distinction n'a en fait rien de révolutionnaire. Les pontes aiment bien se flatter entre eux. La marchandise tombée du camion sera remboursée, pas ce qu'elle aurait pu rapporter, car on ne compense pas une vente qui n'a pas eu lieu. Tout simplement.

Une illustration de quelques lignes suffit à éclairer le danger d'une méthode qui, dans une situation de négociation, se bornerait à la théorie économique et à sa critique par psychologie interposée: "Pour nos vacances, nous ne comptons jamais sur une offre de dernière minute. Nous sommes prêts à payer cher la certitude" (page 325). Ces petites phrases de fins de chapitres, "en bref", ont le mérite de présenter d'une manière à la fois concrète et plaisante ce que donneraient les réactions décrites dans la vie de tous les jours. Sauf que, plus on achète son billet d'avion longtemps à l'avance, moins cher on le paie.

L'économie comportementale ignore ce type de donnée contextuelle apte à l'invalider ponctuellement. Parce qu'elle se contente de compléter le modèle rationnel de l'économie pure et dure, elle admet que la définition proposée par celle-ci de la rationalité fasse le tour de la dimension rationnelle, à laquelle la psychologie cognitive apporterait une touche subjective déterminante. Ce faisant, elle omet de préciser que la rationalité ne se réduit pas à sa définition économique, même si la rationalité au sens large peut avoir des conséquences dans les affaires d'argent.

Séduit par le correctif qu'il a élaboré, le chercheur oublie qu'une critique de sa propre critique lui permettrait d'aller plus loin encore. Il n'y a pas que des Écons et des Humains. L'agent rationnel se détache à la fois de son homologue économique, d'une rationalité plus restreinte, et de son homologue subjectif, d'une émotivité cruciale. Outre les paramètres, inconnus à l'avance, propres à chaque actualité spécifique, il faut étendre l'effort d'interdisciplinarité à d'autres domaines philosophiques, scientifiques, techniques et pratiques.

À chaque fois que l'économie se mêle d'autre chose que d'elle-même, ce qu'elle fait sans arrêt, elle prouve les limites de son autosuffisance. Psychologiser le monde de la finance à bon escient pour échapper à la cécité théorique, c'est bien. Se demander si, par la suite, on n'a pas négligé d'autres angles morts, parfois d'une évidence enfantine, c'est encore mieux. "Ils savent que les risques d'explosion de gaz sont minimes mais ils veulent les éliminer. C'est l'effet de possibilité, ils veulent pouvoir être tranquilles" (page 386). Et ils ont raison. Ne badinons pas avec la sécurité. Faites passer le message aux entrepreneurs et aux propriétaires d'immeubles.

Adopter une vision grand angle ou globale d'un problème dans les prises de décision ne fait pas débat en tant que méthode d'analyse car, en abordant conjointement chances et risques, profits et pertes, les parieurs avisés trouvent un équilibre émotionnel qui aide à gérer l'argent avec plus de recul que ne s'y prête une vision en gros plan et à court terme. Ce qui fait débat, c'est la tendance à ne raisonner qu'en termes financiers qu'une telle discipline mentale implique, au détriment du travail et de sa valeur qualitative. Personne ne vit dans un monde où l'argent produit l'argent à partir de rien, pas même les actionnaires qui se bercent de cette illusion. Le partisan de la Bourse s'éloigne du psychologue quand il persiste à réduire l'agent rationnel à l'agent économique, et l'agent économique au joueur spéculatif. À quoi bon présenter un Système 2 plus réfléchi que le Système 1, si la réflexion finit par se borner aux quelques facettes d'un coup de poker?

Bien sûr, nous avons intérêt à savoir gérer notre portefeuille et tant mieux si la science peut nous y aider. Cependant, s'y restreindre revient à brosser un portrait bien pauvre de notre vie mentale et de notre vie en général. Prendre des risques engage plus que la fortune. Le bénéfice résulte d'une activité, laquelle nécessite une main d'oeuvre. Certains métiers s'exposent à des dangers physiques. À l'aune de ce constat réaliste, que font les dirigeants des grandes entreprises, pour ne citer qu'eux? Tentés de limiter les risques liés à tout investissement, d'aucuns compensent l'incertitude comptable par une avarice parfois criminelle au regard des infrastructures vétustes, des locaux insalubres et des conditions de travail précaires qu'ils imposent à leurs employés. Les grands spéculateurs vivent de la sueur des autres, voire de leurs souffrances, sans parler de la délocalisation ni de la sous-traitance mondialiste.

"Ils ne prennent jamais les garanties supplémentaires. C'est leur politique en matière de risque" (page 410). Voilà un exemple purement financier. Soit. Remplacez maintenant "garanties supplémentaires" par "mesures préventives des dangers liés à l'environnement professionnel", et vous obtenez l'attitude typique du patron voyou. Revenons au petit trader, celui qui ne veut faire de mal à personne. Après tout, lui aussi fournit peut-être un dur labeur avant de consacrer une partie de son temps libre à des placements destinés à arrondir ses fin de mois. C'est tout juste si l'auteur l'avertit, en passant, des précautions à prendre: indépendance des paris, garantie du capital, résultats à court terme (page 407), alors qu'il aurait dû les intégrer à sa théorie et au premier plan de sa théorie, laquelle présente entre autres le défaut d'occulter certaines combinaisons de choix pourtant prévues au départ.

Ainsi la combinaison d'un gain assuré de 240 dollars et d'une perte assurée de 750 dollars, pour une perte assurée de 510 dollars, se retrouve passée sous silence, alors que 75% de chances de perdre 750 dollars recueillent ses faveurs. Comme toujours, il raisonne avec l'audace d'un pionnier, non avec la prudence d'un assureur. Toutes les méthodes doivent subir l'épreuve du feu car aucune ne gagne à tous les coups, et il le reconnaît lui-même. "Rien ne garantit, bien évidemment, que les biais s'annulent dans toutes les situations" (page 410). Soulignons cette évidence.

Son éloge à peine voilé du risque négocié, autant que sa critique du principe de précaution, repose, comme le lecteur pouvait s'y attendre, sur une démonstration non dénuée de logique, statistiques toujours à l'appui, mais au bout du compte fumeuse et peu convaincante. Les Américains les plus influençables applaudiront. Hélas, les Européens les plus enclins à brader nos précieux acquis risquent de suivre le mouvement. On ne peut donner totalement tort au parti pris qui, d'un côté, prouve à bon droit que nous avons tout intérêt à nous débarrasser d'affaires menées à perte. D'un autre côté, de là à en conclure, même sur le mode du sous-entendu, que les politiques en matière de risque à moindre coût surclasseraient les résultats d'un investissement plus élevé, il y a un abîme ou une marée noire. Tenons-nous en à l'idée que notre santé et notre sécurité ne sont pas à vendre. Si l'argent reste un moyen fort appréciable, il ne constitue pas une fin en soi.

L'auteur peine tout autant à convaincre quand il aborde les renversements de préférence car, bien que cohérent dans son attitude depuis le début, il persiste à vouloir solliciter une approche intuitive des données chiffrées. Tout son raisonnement, aussi bien construit, intéressant et utile qu'il soit pour éclairer nos faiblesses, ne vaut plus à partir du moment où l'on prend conscience que, si un chiffre peut être ressenti, il doit être de toute façon calculé.

Kahneman n'envisage pas toutes les possibilités soulevées par les problèmes qu'il soumet, car s'y atteler dépasserait le cadre de la psychologie et de l'économie pour remettre en question un consensus autour d'une politique globale. Par exemple, à aucun moment il ne parle de dissocier complètement le code des impôts du nombre d'enfants à charge par famille, puisqu'il se borne aux différences législatives entre familles riches et familles pauvres. Ce serait pourtant une réponse logiquement acceptable à l'une des questions posées, mais tacitement écartée car politiquement incorrecte selon les normes sociales sous-jacentes au propos du livre.

D'autres présupposés affectifs agissent au niveau des coûts irrécupérables. Persuadé de l'impossibilité de retrouver ce qui a été perdu, notre humaniste estime raisonnable de débourser deux fois la même somme pour une prestation unique si le budget prévu au départ a disparu. La simple réaction consistant à dire: "Je n'ai plus l'argent donc je renonce à mon achat et repars en quête d'un moyen de compenser ma perte", ne semble même pas lui effleurer l'esprit. Sceptique face à la rationalité, tantôt il parvient à renforcer la rationalité par le scepticisme, tantôt il reste humain, trop humain, comme on l'a vu à travers ces deux exemples.

Face à un penseur qui se focalise sur le manque de rationalité, l'observateur extérieur, tout en l'approuvant dans l'ensemble eu égard à la qualité de son discours, trouvera toujours des failles et des manques à ce dernier. Le potentiel d'écart par rapport à une décision rationnelle prouve aussi que l'esprit ne se condamne pas davantage à la folie qu'à son contraire. Si le dessein visait à nous rendre plus raisonnables, tant mieux. En même temps, un outil en sciences de l'homme ne sert à rien sans l'apport personnel de l'utilisateur, lequel ne se borne pas à employer l'outil mais le corrige, le complète et le perfectionne. Il suffit d'un individu déclarant à son médecin préférer une opération brève bien que d'une douleur plus intense, non par masochisme mais pour en finir plus vite, et tout l'édifice conceptuel entre moi expérimentant et moi mémoriel se retrouve ébranlé. Ce cas verra sa pertinence mise en cause sur le plan statistique mais pas sur le plan clinique.

Encore faut-il vérifier dans quelles conditions les statistiques ont vu le jour. Il n'y a pas de psychologie sans individus singuliers, ce que nous sommes tous. Surtout, il n'y a pas de fatalité en psychologie, sauf accident grave. Notre interlocuteur avoue lui-même son incertitude. "Je n'ai pas mené d'enquête approfondie à ce sujet, mais j'ai l'impression qu'une grande majorité penchera en faveur d'une réduction du souvenir de la douleur" (page 457). Probable. Ou pas.

Car il ne se penche guère sur ce que l'on pourrait nommer les archétypes sémantiques, comme "Finissons-en" ou "Le plus vite sera le mieux", qui ont une valeur d'information pondérante. Il occulte aussi la notion de continuum, la difficulté de dénombrer les unités au cœur de la sensation ou de la durée, tout comme il biaise ses comparaisons en privilégiant la proximité relative entre les intensités ressenties. Enfin, il range tout dans le même panier, là où il faudrait se montrer attentif aux caractéristiques intrinsèques de chaque domaine d'expérience. En chirurgie, le patient s'attend à souffrir. En musique, l'auditeur recherche uniquement le plaisir. Cette seule distinction change tout.

Notons une schématisation abusive dans la dichotomie entre moi expérimentant et moi mémoriel. Nous restons sensibles à la durée, tout dépend de ce que nous vivons. Quand nous passons un moment agréable, nous avons envie qu'il dure. Et nous cherchons, encore une fois, à abréger nos souffrances. Les souvenirs se nourrissent d'expériences et, inversement, nous faisons l'expérience de nos souvenirs. Prendre des photos de ses vacances n'empêche pas de savourer l'instant, c'est même une bonne manière d'en profiter, surtout si l'on prend plaisir à photographier.

"Système 1 / Système 2" se termine, avant la conclusion, par son chapitre le plus contestable malgré sa part de vérité. L'aliénation de la pensée statistique s'y trahit de plus belle. Les critères innombrables différenciant les individus s'annulent dans une tendance concernant tout le monde et personne à la fois. Il est faux d'affirmer que l'on cesse de penser à ce que l'on possède et qu'une lassitude finit par s'installer, car la manière de se situer de part et d'autre de cette affirmation fait justement partie des éléments qui distinguent un individu d'un autre individu, relativisant la pertinence du projet statistique. Les réflexions sur la possibilité du bien-être chez les tétraplégiques laissent perplexe ou songeur, bien hasardeuses, maladroites et outrancières dans leur formulation.

Quant à taxer de "cas grave de miswanting" (page 490) une personne décidant de passer son temps entre deux villes, il n'y a plus aucune rigueur ni prudence dans un tel énoncé, même sous couvert de probabilité. C'est n'importe quoi. La pensée nomadiste peine autant à concevoir l'enracinement en deux endroits qu'en un seul, voilà le fond du problème. Quelqu'un peut développer des activités complémentaires dans des lieux différents auxquels il s'attache pour de saines raisons pratiques, géographiques, climatiques, culturelles, sentimentales et personnelles. Ces lieux correspondent à un même périmètre pour qui projette d'y vivre. La formule "Le foyer est là ou se trouve le cœur" s'y applique toujours.

Les institutions, sujettes aux louanges à longueur de lecture, reposent parfois sur un ensemble de décisions erronées ou caduques. Il faut d'ailleurs distinguer les vraies institutions, légitimes, administrations et services de l'État de droit, des fausses institutions, illégitimes, milieux sociaux et réseaux d'influence. En leur attribuant indistinctement le mérite de la régulation, Daniel Kahneman passe à côté de l'essentiel, car si une bonne décision découle d'une bonne analyse, cette dernière peut très bien émaner d'une initiative individuelle, plus réactive. Il faut savoir aussi analyser les échecs, et donc attacher autant d'importance aux conséquences qu'à la manière dont les décisions ont été prises.

On n’échappe malheureusement pas aux poncifs propres à toute pensée pro-sociale, échouant à atteindre l'envergure d'un paradigme universel pour cause d'accointances politiques inutiles à la science, le paternalisme libertarien, et admettant mal l’idée qu’une personne, de son temps libre, préfère se retrouver seule que mal accompagnée, ce afin d’échapper aux contraintes relationnelles imposées par le travail, même si cette personne a raison. Mais voilà: une situation de solitude favorisant le développement de la singularité individuelle, elle fait vaciller les certitudes statistiques.

Car, de manière inavouée, quel est par excellence le socle de cette dernière? Le consensus social, c'est-à-dire la négation de la résistance individuelle, aussi légitime soit-elle, face au mouvement collectif. C’est le principal défaut du positivisme scientiste idéologiquement fondé sur une croyance sociale. On pourrait demander au brillant professeur de Princeton s’il accepterait d’intégrer une critique antisociale, intelligente, sérieuse, rationnelle et construite dans son propre raisonnement, et dans quelle mesure, jusqu’à quel point, in fine, il a lui-même appliqué à la rédaction de son livre les leçons que ses lecteurs auront pu en tirer.

Car la pertinence de sa définition des processus mentaux relevant bien du domaine de la psychologie, apporter de l’eau au moulin d’une sociologie complaisante par le biais d’un excès de statistique revient à faire un pas dans une direction qui n’a plus de rapport direct avec la vie mentale idiosyncrasique. D’où la possibilité de détourner "Système 1 / Système 2" de son aiguillage social pour le mettre au service d’une révolte individualiste contre l’aliénation collective, dont les cas de harcèlement moral au travail, pour ne citer que l’environnement professionnel. N’y voyons pas une injonction de soumission aux tendances statistiques insidieusement érigées en normes, mais au contraire un bouclier que l’individu pourra utiliser à son profit personnel pour mieux se protéger.

Quel serait le profil de cet individu à la fois conscient de ses propres biais cognitifs grâce à de telles lectures, cohérent malgré son esprit fini - cohérence et infinitude ne se condamnant pas à un lien d’interdépendance inéluctable, - et remonté quand il le faut contre le système social afin de veiller à la préservation de ses propres droits et intérêts? Un individu sans doute aimable dans un environnement équitable et bienveillant, qui tendrait à redoubler de prudence, de réserve, de perfectionnisme et de respect envers les autres, diplomate ou procédurier le cas échéant. Osons le paradoxe de l’antisocial vertueux quand la société devient de plus en plus malsaine. La meilleure manière de lutter contre la folie ambiante, c’est la sagesse individuelle, c'est-à-dire l’auto-modération. Pourquoi ce livre est-il très bon? Parce qu’il se veut social? Non. Parce qu’il fournit à chaque individu les clés de l’auto-modération. La force mentale réside bel et bien dans l’équilibre entre l’autocritique et la critique du monde, en prenant le temps nécessaire. Note: 8/10.

 

D. H. T.

http://www.dh-terence.com

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